Fleur Hopkins-Loféron « Voir l’invisible : Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique (1909-1930) »

Laurent Courau
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Embarquement vers un futur antérieur remarquable au côté de Fleur Hopkins-Loféron, chercheuse, éditrice et auteure, dont le récent ouvrage  Voir l’invisible : Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique (1909-1930), publié aux éditions Champ Vallon, nous plonge au cœur de dimensions oubliées de la littérature française.

Un univers de savants fous, de mondes perdus et d’inventions scientifiques extraordinaires, où on lutte contre des catastrophes d’ordre planétaire en explorant le système solaire, lorsque les protagonistes de ces récits d’une inventivité rare ne se trouvent pas confrontés à de nouveaux surhommes issus d’improbables laboratoires.

Richement illustré grâce à un travail de documentation impressionnantVoir l’invisible : Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique (1909-1930) participe de belle manière au renouvellement de nos imaginaires saturés. Une initiative que l’on ne saurait trop applaudir par les temps troublés qui sont les nôtres.

Propos recueillis par Laurent Courau.
Portrait de Fleur Hopkins-Loféron © Julien Loféron

Notice biographique

Fleur Hopkins-Loféron est actuellement postdoctorante (CNRS/THALIM). Elle explore la diffusion du néo-fakirisme dans la culture médiatique française du début du XXe siècle. Elle a consacré sa thèse de doctorat (Champ Vallon, 2023), de nombreux articles ainsi qu’une exposition à la BnF au mouvement méconnu du merveilleux-scientifique français. Parmi ses autres activités, elle dirige la collection « Fantascope » chez l’Arbre Vengeur, consacrée à la réédition de romans d’imagination scientifique. Elle est aussi critique cinéma pour la revue La Septième Obsession et conseillère artistique pour l’émission Le Dessous des images sur Arte. Elle a consacré un ouvrage à Mercredi Addams (Impressions Nouvelles, 2023).  

Les éditions Champ Vallon

D’après votre propre cartographie, quelle définition pouvez-vous nous donner du merveilleux-scientifique ? Et où situez-vous ce mouvement dans l’importante production littéraire du début du XXe siècle, notamment vis-à-vis de la science-fiction nord-américaine ?

Maurice Renard, théoricien autant que chef de file auto-proclamé du mouvement littéraire du merveilleux-scientifique depuis la publication d’un texte-manifeste en 1909, s’est exprimé tout au long de sa carrière sur le modèle qu’il espérait instituer. Pour ce faire, il a cherché à retracer son histoire, en publiant de nombreux textes critiques, mais aussi à le populariser, en rassemblant autour de lui certains de ses contemporains, comme André Couvreur ou Claude Farrère, ou en créant un prix à son nom au sein de la Société des Gens de Lettres. Pour les curieux, ses textes critiques, et bien d’autres encore, sont consultables dans le quatrième volume de
L’Intégrale des contes et nouvelles de Maurice Renard, édité par Jean-Luc Buard, aux éditions Mi Li Ré Mi. Dès 1923, dans un article intitulé « Depuis Sinbad », Maurice Renard constate que l’expression proposée, « merveilleux-scientifique », n’est pas à même de séduire les instances critiques de légitimation, car elle entraîne une confusion avec le fantastique. En effet, bon nombre de critiques l’écorchent dans la presse, évoquant à son endroit le « fantastico-scientifique » ou le « merveilleux-fantastique ». Maurice Renard propose donc de nouvelles appellations dans ses différentes publications, destinées à raffermir la dimension crédible et rationnelle du modèle qu’il affectionne : « roman para-scientifique », « roman d’hypothèse » ou « conte à structure savante ». À mesure que le temps passe, il opère une distance remarquée avec cette appellation, comme en témoigne par exemple son hommage à J.-H. Rosny aîné en 1936 : « ce genre qu’on a appelé le merveilleux-scientifique ».

Malgré les nombreuses taxonomies utilisées au fil du temps, la définition donnée à cette forme littéraire reste constante. On peut en trouver une proposition éloquente dans le premier manifeste de Renard, en 1909 : « Le roman merveilleux-scientifique est une fiction qui a pour base un sophisme ; pour objet, d’amener le lecteur à une contemplation de l’univers plus proche de la vérité ; pour moyen, l’application des méthodes scientifiques à l’étude compréhensive de l’inconnu et de l’incertain. » Ce que Renard suppose ici c’est que le modèle merveilleux-scientifique s’efforce d’épouser la méthode scientifique (analogie, équivalence, transposition) pour conduire de matière rationnelle son lecteur vers l’instabilité, le bouleversement de ses conceptions. Il ne s’agit pas de deviner l’avenir, mais bien davantage de changer de perspective dans le but de mieux comprendre le présent. Pour cela, il recommande de n’inventer ou de ne modifier qu’une seule loi physique, chimique ou biologique, dont doit découler de manière parfaitement logique la suite du roman. Par exemple, dans Une invasion de Macrobes (1909) du médecin André Couvreur, un savant zélé, le professeur Tornada, parvient à agrandir un inoffensif microbe et le lâche sur la capitale. Dans Ville hantée (1911), le journaliste Léon Groc imagine qu’un savant et un fakir se sont associés pour animer la matière morte, en pompant l’énergie des habitants d’une petite ville.

Si j’ai choisi d’utiliser l’expression « merveilleux-scientifique » dans mon ouvrage, c’est parce qu’elle me semble cristalliser les ambitions et l’atmosphère des romans qui composent cette nébuleuse littéraire. Dans ces récits, on croise des hommes capables de traverser la matière par l’action de rayons inédits, d’entendre les pensées par l’ingestion d’un mystérieux sérum ou encore de s’envoler jusque sur Mars par la canalisation de la force psychique. D’abord, l’expression « merveilleux » est partout présente dans ces textes, le plus souvent lors de la rencontre avec un phénomène scientifique qui dépasse l’entendement. Surtout, l’appellation n’a pas été inventée par Maurice Renard. Elle circulait déjà pour qualifier des textes écrits par les frères Rosny ou H. G. Wells. Il est fort probable, d’ailleurs, que Renard ait lu un article publié par Marcel Réja en octobre 1904 dans Mercure de France, « H. G. Wells et le merveilleux scientifique [sic] ». Cette expression de « merveilleux-scientifique » m’intéresse d’autant mieux qu’elle a été employée par l’un des pères fondateurs de l’hypnose, Joseph-Pierre Durand de Gros, dans un ouvrage du même nom publié en 1894. Elle lui sert cette fois à désigner le mouvement contemporain de scientifisation du surnaturel, qui veut que des phénomènes dits parapsychiques soient investigués de manière scientifique ou soient même considérés comme une science nouvelle. 

Léon Creux, Le Voyage de l’Isabella au centre de la Terre, ill. de Paul Coze, Paris, Chulliat éditeur, 1921 © coll. perso.

Charles W. Leadbeater, L’Homme visible et invisible, 3e ed, Paris, Éditions Adyar, 1923, planche XIV © BnF / Gallica.

À cet égard, l’appellation « merveilleux-scientifique » reflète une manière d’appréhender les réalités scientifiques du début du XXe siècle, marquées par la découverte des rayons X autant que par la photographie des auras. L’expression se comprend autant comme une manière de moderniser le conte de fées (dans Le Docteur Oméga d’Arnould Galopin, on ne voyage plus sur un tapis volant mais à bord d’une fusée fonctionnant à l’aide d’un procédé extrapolé) que d’explorer scientifiquement le surnaturel (dans « Eux » de Maurice Renard, un savant souhaite percevoir des entités invisibles en employant un gaz, créatures qui appartiennent bien plus à l’univers de l’infra-perceptible qu’à celui des fantômes).

Dans mon essai, je mets en garde contre la tentation de vouloir absolument glisser le merveilleux-scientifique dans l’écrin de la science-fiction. Si cette dernière expression a l’avantage d’être familière du public contemporain et convoque chez lui une panoplie de thèmes et d’univers déjà bien identifiés, et si le premier appartient bien à ce que Pierre Versins nommera en 1972 dans sa célèbre encyclopédie la « conjecture romanesque rationnelle », elle a le défaut d’uniformiser le paysage littéraire de l’entre-deux guerres. En effet, si l’expression « merveilleux-scientifique » est revendiquée par Maurice Renard en 1909, celle de « science fiction » n’est popularisée par Hugo Gernsback qu’en 1929. De fait, les deux étiquettes désignent des réalités distinctes en termes de paysage littéraire (revues estampillées de type pulps vs magazines encyclopédiques et romans populaires), de culture visuelle (illustrations et couvertures issues d’écoles et d’influences différentes) ou de réalité sociale (correspondance entre les auteurs, fandom, courrier des lecteurs). Pour autant, il est nécessaire de s’interroger sur les influences et échanges qui ont pu exister entre le merveilleux-scientifique à la française et la science-fiction américaine. Si bon nombre de textes merveilleux-scientifiques ont circulé en dehors de l’Hexagone, en Italie, en Espagne et même en Russie, quelques rares titres de Claude Farrère et de Maurice Renard ont été republiés dans les pulps aux États-Unis. Il n’existe à ce jour aucun document attestant l’influence patente que les écrits français auraient pu avoir sur le paysage américain, même si quelques rares accusations de plagiat existent, à l’image de la nouvelle « Death From the Stars » (1931) de Rowley Hilliard, dont Théo Varlet remarque les similitudes troublantes avec son roman La Grande Panne (1930).

Guy de Téramond, El Milagro del profesor Wolmar [L’Homme qui peut tout], couv. de Salvador Bartolozzi, Madrid, Saturnino Calleja, « La Novela de Ahora », no 130, 1930 © coll. perso.

Maurice Renard, « Five after Five [Le Brouillard du 26 octobre] », ill. de Mark Marchioni, Thrilling Wonder Stories, vol. 20, no 1, avril 1941, p. 65 © domaine public (Archive.org).

Là où cette exploration des relations entre merveilleux-scientifique français et science-fiction américaine me semble vivifiante, c’est quand elle nous permet de penser l’oubli progressif qui a frappé les milliers de textes d’imagination scientifique français. Si ce patrimoine n’a jamais été parfaitement enterré, en témoignent les travaux des encyclopédistes et érudits Jean-Jacques Bridenne, Jacques Van Herp, Pierre Versins, Guy Costes et Joseph Altairac, on ne peut que s’étonner, à la suite d’un des grands redécouvreurs du merveilleux-scientifique, Serge Lehman, de la parfaite invisibilisation de ces textes. Ce dernier éclaire dans « Hypermondes perdus » (Chasseurs de chimères, 2006) et dans « La pulpe et la moelle » (Maîtres du vertige, 2021) l’une des explications possibles à cette Atlantide : le sentiment que la science-fiction est un modèle importé, une création américaine, alors même qu’une foule d’auteurs français lui ont dédié des textes, pour beaucoup aussi ambitieux que les cousins américains. La disparition progressive de cet imaginaire français me semble multifactorielle : mépris d’une partie de la critique littéraire influente de l’époque ; reddition de la part des auteurs qui ont progressivement abandonné cette forme pour privilégier des œuvres mixtes, à l’image de Maurice Renard ; manque de projet littéraire commun au sein des auteurs qui n’ont jamais faits corps autour de l’expression consacrée ; engouement pour l’exaltation américaine, que Gérard Klein qualifie « d’appétit de la conquête des mondes et de l’avenir » (Sur l’autre face du monde, 1973). 

J’ai noté que Maurice Renard ne se prive pas de citer Edgar Poe, H. G. Wells et Robert Louis Stevenson dans son manifeste « Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès ». Et pour votre part, vous évoquez l’immense Alfred Jarry, à propos d’une certaine métamorphose des fées en alchimistes… (sourire)

Quand on voit les noms convoqués par Maurice Renard, on ne peut s’empêcher de penser à l’édito « A New Sort of Magazine » publié par Hugo Gernsback dans Amazing Stories en avril 1926 : « Par scientifiction, je désigne des histoires à la Jules Verne, H. G. Wells et Edgar Allan Poe, un roman charmant mêlé à des faits scientifiques et à une vision prophétique ». Seulement, Gernsback fait valoir la nature prophétique et vulgarisatrice de ces écrivains, là où Renard célèbre chez Poe l’exploration scientifique du surnaturel (« La Vérité sur le cas de M. Valdemar », « Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe ») et chez Wells l’expérience de pensée (L’Île du docteur Moreau, La Machine à explorer le temps). C’est pour cela que Jules Verne est éjecté du manifeste de 1909. Selon lui, l’auteur-phare du roman d’aventures scientifique s’est borné à extrapoler sur des inventions contemporaines, dans le but d’imaginer des péripéties nombreuses autour du globe. Un autre nom manque à cette liste et Maurice Renard le convoque dès un article de 1914 : J.-H. Rosny aîné, écrivain qu’il tient en très haute estime puisqu’il illustre pour lui avec brio la méthode scientifique appliquée au roman, dans Les Xipéhuz (1887) comme dans La Force mystérieuse (1913). Clément Hummel lui consacre une thèse, « Modernités du roman scientifique de J.-H. Rosny aîné », qui devrait très bientôt nous éclairer encore davantage sur cette figure-clef de l’élaboration d’une nouvelle forme de roman scientifique français.

Comment s’est déroulée votre rencontre avec ce mouvement littéraire, pourtant oublié du plus grand nombre depuis les années 1930 ? Dans votre avant-propos, vous évoquez le très joli concept de sérendipité.

Ma rencontre avec ce mouvement n’est pas complètement fortuite et c’est même une double rencontre, celle de la découverte d’un pan méconnu de l’imaginaire français et celle d’une amitié avec le milieu de l’érudition de science-fiction, qui œuvrait depuis plusieurs décennies déjà à l’exhumation de cet ensemble de textes. Je ne me rappelle plus la date exacte lors de laquelle j’ai croisé cette expression, mais je peux néanmoins dire avec précision d’où je la tiens : de l’excellent site de Jean-Luc Boutel sur L’Autre Face du monde. Quand j’ai débuté ma thèse de doctorat d’histoire de l’art en 2014, mon projet de recherche s’appelait alors « Visions du futur. Art et instrumentation optique dans les récits d’anticipation du XIXe siècle ». J’avais alors prévu d’étudier, dans ce que j’appelais assez vulgairement le genre de « l’anticipation » — mot-valise que j’avais préféré à celui de « science-fiction » pour ne pas effrayer les membres du jury d’attribution des bourses doctorales (!) — les images et imaginaires de l’art du futur et plus précisément des instruments optiques. Influencée par mon mémoire de Master 2 d’histoire de l’art, consacré au téléphonoscope d’Albert Robida, je pensais passer en revue les imaginaires du futur touchant à la création artistique. C’est en effectuant une recherche autour des robots-peintres que mes clics m’ont mené jusqu’au site de Jean-Luc Boutel, trésor d’illustrations et de notices en tous genres. Cette fouille a été un premier moment déterminant dans ma recherche, en ce que je découvrais à son contact un monde jubilatoire inconnu du grand public et au sein duquel aucun chercheur universitaire ne s’était encore risqué. Ma décision a été prise sur le champ : j’allais consacrer les années à venir au merveilleux-scientifique.

Jean de Quirielle, L’Œuf de verre, couv. de Charles Atamian, Paris, Albert Méricant, « Les Récits Mystérieux », 1912 © coll. perso.

Joseph Altairac et Fleur Hopkins-Loféron, lors de l’exposition Le Merveilleux-scientifique. Une science-fiction à la française, Bibliothèque nationale de France, 2019. © Franck Ferrandis

Et ensuite, qu’est-ce qui a motivé votre intérêt tout particulier pour cette « Atlantide littéraire », jusqu’à lui consacrer une thèse (Prix SHS PSL 2020) et une exposition « Le merveilleux-scientifique. Une science-fiction à la française », doublée d’un colloque à la Bibliothèque nationale de France en 2019, pour enfin arriver en 2023 à ce livre, Voir l’invisible. Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique (1909-1930).

Le second moment marquant de mon parcours a été la rencontre avec Joseph Altairac, qui écrivait alors son grand-œuvre, RétrofictionS, sur le parvis des Rencontres de l’Imaginaire de Sèvres. À son contact, j’ai été accueillie au sein d’un cercle d’érudit.es, de pasionné.es et d’amateur.rices à la générosité incomparée. Leur partage ininterrompu de documents, d’idées, de trésors et de découvertes a été un grand moment de remise en question pour la jeune chercheure de 26 ans que j’étais à l’époque, qui n’était habituée qu’aux travaux universitaires, faits de solitude et d’un mépris parfois non dissimulé pour mes objets de recherche. L’aridité de l’université était en parfait décalage avec l’exaltation des amoureux de la « vieille SF ». J’aime à croire que c’est grâce à cette rencontre avec Joseph que mon appréhension de la recherche s’est vue entièrement bouleversée, mais aussi que j’ai été profondément transformée. J’ai eu la chance extrême de pouvoir quotidiennement échanger avec quelqu’un qui avait dédié sa vie au rassemblement de l’histoire de la science-fiction et qui avait fait du partage de sa passion une règle d’or. Je m’efforce, autant que possible, de faire honneur à ce grand projet de Joseph et des autres ami.es, qui voient la recherche comme une mission collective, accessible à tous.

Pour poursuivre ce projet, j’ai eu la chance de créer chez l’Arbre Vengeur ma propre collection, « Fantascope », qui ambitionne de rééditer des pépites difficiles à trouver, en les augmentant d’un appareil scientifique susceptible de montrer au lecteur l’historicité de l’œuvre qu’il tient entre les mains. Le premier titre n’est autre que le roman Les Petits Hommes de la Pinède (1927-1928) d’Octave Béliard, un conte philosophique assez sombre autour de la création d’êtres miniatures et de l’hubris humain. Le travail, évidemment, ne s’arrête pas là. De nombreux textes attendent encore d’être exhumés ou d’être antidatés, à mesure que nous trouvons, les uns et les autres, de nouveaux documents-sources. Par exemple, l’équipe de RétrofictionS a découvert récemment que Le Prisonnier de la Planète Mars de Gustave Le Rouge, que l’on croyait daté de 1908, avait déjà été publié sous pseudonyme par l’auteur, dans la revue Le Signal de Paris, et ce dès 1906. Loin d’être anecdotique, cette information m’a forcée à reconsidérer l’analyse croisée qui avait pu être faite par Pierre Versins avant moi, dans laquelle il remarquait les troublantes similitudes entre le texte précité et Aventures merveilleuses de Serge Mirandhal sur la planète Mars (1908) d’Henri Gayar.

L’un de mes meilleurs souvenirs est la découverte, en 2021, d’une version de La Machine à lire les pensées d’André Maurois publiée dans Marianne en 1937, illustrée par Jean Bruller (que l’on connaît mieux sous le nom de Vercors). Cette trouvaille exemplifie l’exploration continue de ce que l’on appelle les « pré-originales », c’est-à-dire les versions feuilletonnesques qui précèdent la publication en roman et qui, dans certains cas, comportent des modifications notables avec l’impression suivante. Si un chantier monumental a déjà été accompli par la Bible RétrofictionS, il reste encore de petits chemins de traverse à explorer !

Gustave Le Rouge, Le Prisonnier de la planète Mars,
Paris, Albert Méricant, « Le Roman d’Aventures », 1908 © coll. perso.

André Maurois, « En toute campagne de publicité, il faut partir de données réalistes sur la nature humaine », La Machine à lire les pensées, ill. de Jean Bruller, Marianne, no 238, 12 mai 1937, p. 17 © BnF/Gallica.

Votre ouvrage Voir l’invisible. Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique (1909-1930) prend pour ligne directrice les représentations picturales de ce merveilleux moderne : romans, illustrations, publicités, affiches, etc. Pourriez-vous nous expliquer le choix de cet angle ?

Issue d’une double formation en Lettres et en histoire de l’art, je savais que je voulais que mes travaux soient à l’interface des disciplines. Par un heureux concours de circonstances, les romans merveilleux-scientifiques sont magnifiquement illustrés par des dessinateurs comme Henri Armengol, André Galland, Henri Thiriet ou encore Maurice Toussaint. À leur contact, je me suis plongée dans la culture visuelle du début du XXe siècle, avec une obsession : comprendre comment les Français de l’époque voyaient le monde. Si c’est la question de l’invisible qui rythme les chapitres de l’essai, en interrogeant la corrélation entre les découvertes scientifiques, les théories métapsychiques et leur dispersion imaginaire dans le roman merveilleux-scientifique, je voulais absolument étendre mes objets à la culture de masse dans son ensemble, en intégrant les produits culturels diffusés à cette époque, de la carte postale au roman, de l’affiche à l’illustration de presse. Ce choix provient en grande partie de la proposition sous-jacente à mon ouvrage : le « merveilleux-scientifique » n’est pas seulement un mouvement littéraire accompagné de textes à valeur programmatique, il incarne surtout une manière d’appréhender les sciences et pseudosciences contemporaines et se diffuse donc dans une grande variété de supports. L’ouvrage s’apparente, à bien des égards, à un jeu de piste. Pour chaque motif imaginaire proposé (l’homme miniature qui déambule dans le corps humain, le voyage sur Mars à l’aide de l’énergie psychique, l’homme invisible, etc.), j’ai remonté la trace du trope, espérant collecter les éléments scientifiques, historiques et populaires qui ont convergé pour donner naissance à une thématique partagée dans le récit merveilleux-scientifique. Ce travail d’enquête, qui consiste à fourrager dans de nombreux journaux et ouvrages disponibles sur la base de données Gallica, est un défi que j’apprécie particulièrement, en grande partie parce que j’aime l’ascèse qui accompagne les dépouillements de grands ensembles, mais surtout parce qu’il permet de se plonger, un temps donné, dans la psyché d’un lecteur du XXe siècle. 

Publicité pour Globéol, L’Intransigeant, no 12.402, 29 juin 1914, p. 3 © BnF/Gallica.

Nadal, « Aventures d’un homme qui se dévisse », L’Illustré National, no 33, 14 août 1910 © coll. perso.

René Duchesne, Le Roc des hommes volants, couv. d’Henri Armengol, Paris, J. Ferenczi et Fils, « Voyages et Aventures », no 192, 1937 © coll. perso.

L’impressionnante documentation que vous avez réunie semble d’autant plus extraordinaire que la littérature française s’est longtemps méfiée des artifices publicitaires et picturaux. Serait-ce là un signe de l’ancrage populaire du merveilleux-scientifique ?

N’en déplaise à Renard, qui avait souhaité que les récits merveilleux-scientifiques soient publiés dans des revues ou collections reconnues, ces récits ont majoritairement essaimé chez les éditeurs populaires, comme Joseph Ferenzci, Pierre Lafitte, Jules Tallandier ou Albert Méricant. Bien des écrivains populaires, comme Jean de La Hire, Gustave Le Rouge, Jean Joseph-Renaud ou René Thevenin ont publié leurs récits sous la forme de feuilletons à suivre dans la presse (Paris-Soir, Le Matin, L’Intransigeant, etc.) ou dans les magazines encyclopédiques (Je Sais tout, Lectures pour tous, Sciences et Voyages, etc.) en plus des collections populaires (« Idéal-Bibliothèque », « Le Roman d’aventures », « Les Récits Mystérieux », etc.). Pour autant, l’appellation de « populaire » est à nuancer. Si elle faisait l’objet de vifs débats à leur époque, beaucoup de ces auteurs, à l’image de Léon Groc, la balayent d’un revers de la main : ce qui compte, avant tout, c’est d’être lu, peu importe le support.

Grâce à leur publication dans la presse, et en particulier dans le journal Le Matin, certains classiques du merveilleux-scientifique vont bénéficier d’une grande campagne de presse, sous la forme de feuillets distribués dans la rue, de campagne d’affichage ou d’encarts publicitaires assortis d’illustrations. Ils étaient donc bien massivement lus par le public de l’époque.

Clément Vautel, La Machine à fabriquer des rêves, couv. de Fred Browne, Paris, Pierre Lafitte, « Idéal-Bibliothèque », 1923 © coll. perso.

Encart publicitaire dessiné par Gino Starace pour Jean de La Hire, La Roue fulguranteLe Matin, no 8809, 10 avril 1908, p. 6 © BnF/Gallica.

Face à une certaine morosité des années 2020, on se prend à rêver d’une résurgence du « merveilleux-scientifique ». Selon vous, que feraient Maurice Renard et le petit groupe d’auteurs qui l’entouraient, s’ils vivaient à notre époque, de toutes les grandes avancées scientifiques et technologiques contemporaines : biotechnologies, homme augmenté, réseaux informatiques, intelligence artificielle, exoplanètes, relance de la course à l’espace, informatique quantique, hypothèse du multivers, etc. ?

À l’occasion de la pandémie de covid-19, je m’étais interrogée sur le rôle et la place de la science-fiction lors de ruptures anthropologiques profondes. Mon enquête auprès des libraires avait été édifiante : plutôt que de lire de la science-fiction, invitation que matraquaient bien des articles en ligne à grands renforts de « top 10 des meilleurs récits de pandémies », les lecteurs s’étaient réfugiés dans un autre univers, celui de la fantasy, susceptible de réenchanter davantage leur quotidien.

Bien mal me prendrait d’imaginer ce que pourraient écrire Maurice Renard et ses pairs si on parvenait à les téléporter à notre époque… cependant, il me semble que ces écrivains ont toujours été des hommes de leur temps. Ils n’écriraient pas des récits « rétrofuturistes », situés à la Belle Époque et imaginant qu’une innovation technologique bouleverse le présent des héros, à la manière de Pierre Pevel (Le Paris des Merveilles), de Laurent Genefort (Les Temps ultramodernes) ou de Lucie Pierrat-Pajot (Les Mystères de Larispem). Ils se saisiraient plutôt avec allégresse de la culture scientifique de notre époque pour bâtir d’ambitieux récits, bousculant nos idées préconçues. 

Et ne pensez-vous pas que nous aurions justement grand besoin, aujourd’hui, de cette créativité débridée, de cette fantaisie et de cette poésie pour nous aider à nous réconcilier avec notre époque ?

Je ne sais pas si ces auteurs parviendraient à nous réconcilier avec notre époque, en partie parce qu’ils ne s’étaient pas donné ce but de leur vivant. Quand on lit un texte comme Le Docteur Lerne, sous-dieu de Maurice Renard, il est vrai que le charme du roman repose en partie sur le cadre désuet du récit. Pour autant, ces titres étaient aussi souvent sombres, mélancoliques, envisageant chaque fois les dangers qui peuvent surgir des ténèbres dans lesquels nous précipite l’exploration scientifique. L’ambivalence de l’expression « merveilleux-scientifique » fait que les romans convoqués n’ont pas toujours pour objet de réenchanter le monde par la science. 

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