« Holobiontes ! Sommes-nous des méta-organismes constitués de plusieurs êtres vivants  ? »

Rémi Sussan
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Aujourd’hui tout le monde parle du microbiome. Nous savons que les bactéries que nous hébergeons dans notre corps sont non seulement en partie responsables de notre physiologie, de notre santé, mais aussi de certains aspects de notre psychologie.

Mais peut-être ne suffit-il pas de constater ce rôle important ? Peut-être ce microbiome nous amène-t-il à reconsidérer complètement notre vision du vivant ? En effet, si les colonies de bactéries qui peuplent notre corps remplissent des fonctions si importantes, est-il encore légitime de conserver notre vision classique de l’organisme comme entité unique ? N’avons-nous pas plutôt affaire à quelque chose de plus collectif ?

Un article de Rémi Sussan
Illustrations © 
Mondocourau.com

Une nouvelle conception de l’évolution

C’est là qu’entre en jeu le concept d’holobionte. L’holobionte, c’est un « méta-organisme » constitué de plusieurs êtres vivants différents. Dans Aeon, le biologiste et philosophe des sciences Derek Skillings (@DerekSkillings) nous explique la double origine de la notion. Le mot a été utilisé pour la première fois en 1991 par Lynn Margulis, la célèbre biologiste spécialiste de la symbiose, qui a utilisé le terme d’holobionte pour décrire une créature issue de la collaboration entre deux espèces. Mais parallèlement, Forest Rohwer, spécialiste du corail, a employé ce terme pour designer un hôte et l’ensemble des espèces microbiennes associées.

Dans les années 2000, un nouveau concept a vu le jour, celui de l’« hologénome » : c’est-à-dire le génome de l’hôte et de tous les organismes qui lui sont associés.

Avec l’apparition de l’hologénome, c’est toute notre conception de l’évolution qui demande à être révisée. En effet, la théorie actuelle se base sur l’idée de la sélection naturelle des individus. Celui qui est le plus adapté passe ses gènes à sa descendance et c’est ainsi que se créent les nouvelles espèces et que l’évolution se produit. Certains biologistes, à la suite de Richard Dawkins, sont encore plus réductionnistes ; ce n’est pas au niveau de l’individu que se produit la sélection, c’est au niveau du gène. Les différents organismes ne sont qu’un moyen de transporter ces gènes, un simple véhicule : c’est la fameuse thèse du gène égoïste.

Mais l’idée de l’hologénome va dans le sens inverse du réductionnisme. Ce ne sont pas les gènes d’un seul organisme qui subissent la loi de la sélection naturelle, ce sont ceux de toute une population d’êtres vivants.

Cela implique-t-il de changer notre vison de la théorie darwinienne ? C’est la question que se pose Jon Lambert (@evolambert) dans l’excellent magazine en ligne Quanta. Ce qui évolue de génération en génération, ce ne serait pas l’organisme, ni même le génome, ce serait l’hologénome, les génomes cumulés de toutes les espèces peuplant l’holobionte.

Mais la question de l’hologénome est loin d’être tranchée. Pour qu’il y ait sélection sur l’holobionte, il faut tout d’abord qu’il y ait un passage de l’hologénome à la descendance : est-ce vraiment le cas ? Dans une certaine mesure, oui, mais avec des limites. Il y a bien un passage de bactéries de la mère à l’enfant lors de l’accouchement (du moins lorsqu’il est effectué sans césarienne). Et cet apport se continue dans les premiers mois après la naissance. Mais on ne peut pas parler d’une transmission précise de l’hologénome, avec la même exactitude que dans le cas classique, où l’on sait avec certitude qu’un enfant aura la moitié des gènes de son père et la moitié de ceux de sa mère (et ses mitochondries auront 100 % du génome des mitochondries de la mère). Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus flou d’un point de vue statistique… Et bien sûr, le microbiome change avec le temps, influencé par l’environnement et le mode de vie… Pour ceux qui rejettent l’holobionte comme nouvelle unité de sélection, il faut considérer ce dernier comme une communauté écologique et non comme une espèce de superorganisme.

Faut-il alors abandonner toute idée d’une évolution des holobiontes ? Peut-être pas, continue l’article de Quanta, qui mentionne une nouvelle théorie, baptisée ITSNTS, pour « It’s The Song, Not The Singer » (« c’est la chanson, pas le chanteur »), élaborée par Ford Doolittle et Austin Booth.

Les chercheurs reconnaissent qu’il n’existe pas de passage précis de la faune microbienne d’une génération à l’autre ; au fur et à mesure que le temps passe, les populations bactériennes changent. Mais ces microbes, précisent-ils, remplissent une fonction précise au sein de la communauté de l’organisme. Et il existe des tas d’espèces de microbes capables d’accomplir la même tâche. Et, affirment-ils, ces fonctions se reproduisent d’une génération à l’autre de façon étonnamment stable. Autrement dit, ce qui est sélectionné par l’évolution n’est pas tel ou tel microbe, mais le rôle qu’il endosse. Un peu à la manière dont une même chanson peut être interprétée par une multitude d’artistes différents : elle n’en garde pas moins son identité.

Ainsi, nous explique Quanta  : « Doolittle illustre l’idée en utilisant le cycle de l’azote. L’azote atmosphérique passe par une série d’états chimiques sous l’effet de l’action d’un large éventail de bactéries, de plantes et de décomposeurs, tels que des champignons effectuant différentes réactions. Chaque étape du cycle peut être réalisée par d’innombrables espèces appartenant toutes à une sorte de « guilde fonctionnelle », mais le processus lui-même reste remarquablement stable. »

Si Doolittle a raison, la transformation de l’idée de sélection irait encore plus loin que le remplacement du génome par l’hologénome. La notion de sélection devient beaucoup plus abstraite, concerne les processus et non plus les gènes ou même les organismes : « Cela renverse les façons traditionnelles de penser à l’évolution. La base matérielle des lignées passe au second plan. »

Superorganisme ou écosystème ?

Dans Aeon, Derek Skillings se pose la question fondamentale : est-ce que je suis un holobionte ? « Cela dépend », explique-t-il, « de la vision qu’on a du concept. » Soit l’holobionte est un organisme (ce que Skillings nomme « la vision évolutionniste »), soit c’est une communauté ; c’est la vision « écologique ». Loin d’être purement théorique, une telle question a des répercussions importantes, en médecine, notamment. « Dans la conception écologique, les holobiontes sont perçus comme des écosystèmes complexes et dynamiques, en constante évolution, façonnés par les interactions individuelles, de bas en haut. Donc, vous faites partie d’un holobionte. Mais cela s’oppose au récit évolutionniste, qui conçoit les holobiontes comme des entités de haut niveau, apparentées à des organismes ou à des unités de sélection, et considère qu’ils sont construits comme un tout, de haut en bas. Selon ce point de vue, vous êtes un holobionte. »

Ce qui implique deux conceptions différentes de l’holobionte, et suggère deux stratégies : « La théorie de l’évolution prédit que les parties d’une unité de sélection auront tendance à coopérer : à sacrifier leurs propres intérêts pour le bien de tous. La théorie écologique, au contraire, prédit la concurrence et l’exploitation : les parties ne coopéreront que dans la mesure où elles en tireront avantage. Pensez à la différence existant entre une colonie de fourmis et un assortiment hétéroclite d’insectes se disputant des ressources rares. »

« Jusqu’ici », explique Skillings, « la médecine a considéré que l’organisme était une unité qui devait lutter contre des adversaires venus de l’extérieur. » Selon la perspective « évolutionniste » si donc nous sommes des holobiontes, la problématique reste grosso modo la même, avec un degré de sophistication supplémentaire. « C’est juste que nous avons un peu plus d’alliés », précise-t-il. Une perspective évolutionniste sur l’holobionte pourrait par exemple nous encourager à chercher à retrouver notre ancien microbiome, celui de l’époque paléolithique, car nous récupérerions ainsi une partie de nous-mêmes.

Au contraire, la vision écologique ne peut permettre une telle séparation dualiste entre l’organisme – fût-il « holo » ou « classique » – et son environnement. « Dans un système écologique, il n’y a pas de méchants », affirme Skllings. Le rôle de la médecine de demain devrait alors consister à assurer la stabilité de l’écosystème complexe. Pour Skillings, il semblerait que la vision écologique apparaisse pour l’instant comme un peu plus juste que la conception évolutionniste, mais le débat est loin d’être tranché.

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que l’apparition du concept d’holobionte ne fait que confirmer l’importance des sciences de la complexité dans notre compréhension du monde.

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