Benjamin Patinaud (Bolchegeek) : « Industrie du divertissement, pop culture et contre-culture, les liaisons infernales ? »

Antoine Daer
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Existe-t-il encore des mouvements ou des courants contre-culturels capables d’incarner une alternative ? Est-ce que Netflix ne se serait pas moqué de son propre public au travers de l’épisode interactif de Black Mirror Comment font les industries culturelles pour garder sous contrôle une marge acceptable ? Doit-on se contenter de ces rares éléments critiques encore tolérés par les multinationales du divertissement parce que devenus inoffensifs ? Et enfin, où apparaîtra la prochaine contre-culture ?

Benjamin Patinaud est YouTubeur et auteur depuis 2013 sur sa chaîne Bolchegeek, et depuis 2023 pour L’HumanitéAvec sa binôme Kathleen, il analyse la culture populaire sous un angle politique et critique, pour autopsier les phénomènes culturels qui traversent la société. En 2023 il signait Le syndrome Magneto (Au Diable Vauvert), un essai sur la place des ennemis dans la pop-culture, dans la lignée du Super-héros : une histoire politique de William Blanc (Libertalia, 2018). 

Mutation est allé à la rencontre de celui qui réconcilie imaginaires pop-culturels et réflexions politiques.

Propos recueillis par Antoine Daer
Image de couverture : Joaquin Phoenix dans Joker (2019) © Warner Bros. Pictures 

Benjamin Patinaud © Maxime Noyon

Dans ton essai Le syndrome Magneto tu analyses le rôle des « méchants » de fiction, en proposant une réflexion politique qui dépasse ce cadre pour embrasser la pop-culture dans son ensemble. Un élément me fait réagir : l’idée selon laquelle ces « méchants » sont parfois les seuls à porter un discours critique cher aux auteurs, pour qu’au moins, dans une production lisse et standardisée, ce discours critique puisse être porté par quelqu’un. 

Ceci ne sonne-t-il pas comme un constat d’échec, réduisant la critique à une portion congrue et la déplaçant dans la bouche de personnages maléfiques destinés à être battus à la fin du récit ?

C’est l’une des stratégies possibles pour les auteurs, qui n’est pas la seule. C’est aussi une question de médium. Dans les comics grand public, les héros ne peuvent pas se permettre d’être trop clivants, au contraire du méchant qui doit cliver pour tenir son rôle dans l’histoire.

Alors oui, on peut voir ça comme un constat d’échec. Mais c’est aussi une question mécanique. La culture dominante est, par définition, consensuelle, rassembleuse. C’est son rôle. Aux auteurs de savoir ouvrir la fenêtre d’Overton pour faire passer plus d’idées. Et il s’y emploient. Ce sont les publications plus indépendantes ou marginales qui peuvent entretenir un discours plus directement critique.

Ceci étant, il y a des contre-exemples. Et ces dynamiques ne sont pas figées. Le premier film Black Panther (Marvel, 2018) est un blockbuster typique du genre, très marketé, et dont le budget s’élevait à un record de deux-cent millions de dollars ! C’est un pur produit de studio, mais qui ne s’interdit pas de soulever des problématiques intéressantes, et qui trouve un écho chez le public. Le méchant y déploie un vrai propos, qui a plu à beaucoup de monde. Et le signe de ralliement des « gentils » du Wakanda [le royaume fictif de Black Panther, ndlr] est devenu un signe de ralliement réel dans certaines manifestations afro-américaines ou par des sportifs a travers le monde par exemple.

Ce qui rappelle le livre d’Anne Besson, Les pouvoirs de l’enchantement, usages politiques de la fantasy et de la science-fiction (Vendémiaire, 2021). Elle y analysait les usages politiques de signes de ralliement comme le masque de V pour Vendetta ou les costumes de La servante écarlate.

Certainement. Et comme ça a marché sur le plan économique [1,3 milliard de dollars de recettes mondiales, ndlr], le deuxième volet de la saga a pu se permettre de pousser les curseurs encore plus loin, notamment en développant le propos décolonial. On y trouve des références explicites à Toussaint Louverture et à Patrice Lumumba. Ça n’est pas hyper radical, mais ce sont des choses qui sont permises par le succès du premier film, parce que ça résonne avec les attentes des gens. Le studio permet aux créatifs de continuer sur ce terrain-là, tant que ça marche.

Black Panther: Wakanda Forever (2022) © Marvel Studios, Walt Disney Studios Motion Pictures

N’est-ce pas un moyen pour les industries culturelles de garder sous contrôle une marge critique acceptable ? Dans ta vidéo sur Batman, tu évoquais le fait que les industries entretiennent leur propres versions plus sombres et contestataires dans des labels spécifiques et pilotés par elles.

Oui et c’est même plus économique que ça. Il s’agit d’être propriétaire à la fois du mainstream et de la « marge » indépendante qui critique ce mainstream. C’est une logique de possession de l’ensemble. Qui permet aussi d’entretenir des pools d’auteurs plus énervés dans des labels où ils peuvent se lâcher. C’est un moyen d’injecter du sang neuf dans l’industrie, de tester des auteurs pour éventuellement les réintégrer plus tard dans le mainstream. Il y a un dialogue entre les deux.

Les géants du divertissement doivent toujours se ménager des marges, tester des choses, jusqu’à créer de nouvelles normes qui deviendront grand public à leur tour, ou a minima qui feront un succès ponctuel. 

DC Comics, par exemple, suit cette logique avec son Black Label. Mieux vaut avoir ces auteurs chez soi que les voir passer à la concurrence ou créer leur propre structure. Au cinéma ils ont tenté de copier la méthode Marvel, sans grand succès. Et c’est finalement le Joker de Todd Philips (2019) qui a fonctionné parce qu’ils lui ont lâché la bride créative. C’est un film un peu différent, beaucoup plus politique que l’univers Batman routinier au cinéma, et qui a très bien rencontré les attentes du public.

Et puis il y a les questions de représentations. Si l’on prend l’exemple de Spiderman: Across the Spider-Verse (2023), on y trouve le personnage de Miles Morales qui est afro-latino-américain, plus jeune, plus dans l’époque que Peter Parker… mais aussi Spider Punk qui est un personnage de punk noir anglais, qui se bastonne avec les fafs dans les rues de Londres. Ça n’est pas ultra subversif, mais le film le rend cool avec un vrai rôle de punk. Je suis sûr qu’il y a des créatifs très heureux d’avoir pu faire passer ça. Et les producteurs, qui auraient peut-être dit non il y a quelques années, acceptent en voyant que ça plait aux jeunes sans porter préjudice. Ça veut dire qu’il y a une part de cynisme, mais aussi que les producteurs et les créatifs ne sont pas les mêmes personnes… et n’ont apparemment pas les mêmes objectifs.

Enfin, le modèle évolue. Il est évidemment le reflet de son époque. Aujourd’hui, après quinze ans de fictions de superhéros au cinéma, nous sommes collectivement demandeurs de récits critiques de ce modèle. Ce qui marche désormais c’est de s’attaquer à cette hégémonie, de faire des super-héros critiques comme The Boys (2019), qui met en scène de vrais connards sous forme de satire assez trash.

Black Mirror: Bandersnatch (2018) © House of Tomorrow, Netflix

Après avoir testé son modèle d’extraction de données des spectateurs dans le film interactif Black Mirror Bandersnatch, Netflix se paye la tête du public en l’assumant lors de la saison suivante. Dans l’épisode Joan is Awful, la plateforme se met en scène elle-même sous la forme d’une corporation malveillante qui espionne tout le monde et produit des fictions bas de gamme pour espionner le public. Pour paraphraser les termes de Claudia Atimonelli et Vincenzo Susca dans Black Mirror ou l’aurore numérique (2020), on se délecte de contempler à quel point on se fait avoir.

Il y a une mode, chez certains studios, de se faire passer eux-mêmes pour les grands méchants de l’histoire, sur le mode du second degré cynique. Dans le film Barbie (2023), qui reste une gigantesque pub Mattel même pas déguisée, on voit cette même Mattel représentée avec les pratiques commerciales sexistes et douteuses qui ont été les siennes par le passé. C’est une manière de faire rire, mais aussi de faire amende honorable, de montrer qu’ils ont changé. Et de couper l’herbe sous le pied des critiques. C’est une très bonne opération de communication.

On a ça aussi dans la saga Jurassic World (2015). Là où le premier Jurassic Park (1993) traitait des industries du divertissement, les suites ne font que dans la surenchère tout en faisant dire à ses personnages, en substance « on doit faire toujours plus gros mais il n’y a plus de magie ». C’est à la fois une preuve de conscience d’eux même, mais c’est aussi assez insultant pour le public sur qui on reporte la mauvaise qualité des films. 

Ce qui rappelle Matrix Resurrections (2021) et son discours méta sur le fait que le public veut des films stéréotypés… qu’il sert exactement tel quel.

Oui par exemple. Mais j’ai plus de tendresse pour ce Matrix car Lana Wachowski essaie réellement de proposer quelque-chose d’intéressant malgré tout. Même si je crois que la Warner aime trop faire des films où elle joue elle-même le mauvais rôle.

Squid Game (2021) © Siren Pictures Inc., Netflix

En tant qu’observateur politique de la pop-culture, n’as-tu pas parfois l’impression de faire un festin de miettes et de te contenter des petits éléments un peu critiques tolérés par les industries parce qu’inoffensifs ? 

Oui et non. Je n’essaie pas de me raccrocher aux miettes pour essayer de montrer si telle production est bonne ou mauvaise selon son degré de critique. Je crois qu’il vaut mieux considérer ces productions comme des phénomènes culturels avec des publics énormes, qui à ce titre méritent qu’on s’y intéresse. Ils sont mon théâtre d’opération et permettent de parler de plein, plein de choses.

En partant d’un objet culturel qui est ce qu’il est, avec ses défauts et sa pertinence, on peut expliquer de quoi il est issu et à quoi il renvoie. C’est typiquement ce qu’on a fait sur la chaîne avec Squid Game (2021), qui a typiquement été un phénomène culturel pendant six mois… avant que tout le monde ne passe à autre chose. Dans notre vidéo dédiée, on a pu élargir le sujet pour dire en quoi la série est l’aboutissement de quinze ans de cinéma coréen vénère remixé en version Netflix. On a pu en profiter pour parler de ça.

On essaie de plus en plus d’élargir les horizons en partant de quelque-chose que les gens connaissent avant de s’orienter vers des choses plus critiques. Sans rester collés à Disney ou Netflix qui s’auto-citent en permanence, à l’échelle de quelques années à peine. Même si on peut aimer ce qu’ils font à l’occasion, ça serait aussi rester dans leur sphère d’influence et in fine leur faire de la pub que de se restreindre à ne parler que d’eux, même avec un regard critique.

Malgré tout, ça n’empêche pas que le succès sur YouTube est mécaniquement lié à ce que les gens connaissent. C’est de la culture de masse mais paradoxalement aussi une forme de culture populaire, une forme de commun partagé.

Comment on rend désirables d’autres types de récits ?

Je n’écris pas, moi-même, de fiction. Je commente celle des autres. Les vrais acteurs du changement sont les auteurs ! A ce titre j’ai par exemple adoré Mars Express (2023) de Jérémie Périn, qui est magnifique, qui dit des choses très justes et qui n’oublie jamais d’être cool. C’est un pur polar cyberpunk spatial, très beau et avec des scènes très badass.

Alan Moore © Waterstones

Est-ce que notre génération est privée d’une contre-culture comme celles des générations précédentes ?

Oui totalement. Alan Moore en parle très bien. Lui est vraiment issu des contre-cultures, et en même temps n’a jamais été récupéré par les industries culturelles. Il dit qu’en effet la contre-culture était une manière de critiquer la culture dominante et qu’à la fin du vingtième siècle il y avait tous les dix ans une nouvelle forme qui apparaissait. Or, depuis les années 1980 ce mouvement semble s’être tari avec le tournant libéral, le triomphe capitaliste consumériste mondialisé. Depuis, une mode nostalgique en chasse une autre. 

Moore est très intelligent là-dessus. Il reconnaît qu’il ne saurait pas forcément reconnaitre une contre-culture si elle émergeait aujourd’hui, et qu’il ne faut pas rester accroché à des formes anciennes de contestation devenues mainstream.

Pour toi, est-ce que les mouvements écologistes – par exemple – auraient le potentiel de devenir une contre-culture au sens de « totalité culturelle » englobante permettant de quitter la société mainstream pour s’y immerger dans tous les aspects de la vie ?

Je ne saurais dire. À l’évidence ces mouvements sont hyper actifs, certains reformatent leur vie pour vivre pleinement dans ces mouvements. Néanmoins je n’ai pas le sentiment qu’ils se fédèrent d’abord par la culture comme les hippies en leur temps. Ce sont d’abord et avant tout des courants politiques. C’est une différence notable.

Est-ce que tu voies des mouvements, des sous-cultures ou des courants qui auraient ce potentiel, avec promesse de changer radicalement le monde, d’incarner une alternative ?

Il y a tant de choses qui se passent, à tous les niveaux, qu’on ne sait pas où regarder. Je suis fasciné par les niches culturelles et les sous-cultures en tout genre. Que des gens puissent me révéler l’existence d’une méta gigantesque avec ses codes, ses univers, ses références, me plait beaucoup. Mais j’ai presque quarante ans, je ne sais pas ce que font les jeunes d’aujourd’hui et la prochaine contre-culture risque fort de ne pas apparaître dans mon radar en premier lieu.

The Decline of Western Civilization III (1998) © Spheeris Films

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