Yann Minh « Est-ce que l’art et les imaginaires peuvent encore sauver le monde ? »

Laurent Courau
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Que serait notre monde sans art et sans imagination ? Que deviendraient nos sociétés, déjà contrariées, sans une touche salvatrice de folie et d’inventivité créative ? Sans leurs artistes et les excentriques qui déploient encore et toujours des trésors d’inventivité face à ce que d’aucuns considèrent comme une normalisation à marche forcée ?

Artiste multimédia exposé au Centre Georges Pompidou dès le début des années 1980 avec Media ØØØ, une installation cyberpunk avant l’heure, réalisateur de court-métrages, de films documentaires et d’émissions de télévision, auteur d’un roman de science-fiction Thanatos, les Récifs (1997, Ed. Florent Massot), grand explorateur des mondes virtuels et conférencier au long cours, Yann Minh incarne à merveille le mélange des genres cher à Mutation. Et c’est avec plaisir que nous le retrouvons pour ce nouvel entretien.

Un échange centré sur la récente montée en puissance des intelligences artificielles, avec en corollaire la peur d’une apocalypse par les machines, l’incarnation des visions du cyberpunk dans notre réalité des années 2020, l’appétence de notre espèce pour les récits dystopiques, mais aussi quelques raisons d’être optimiste quant au futur.

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. NooMuseum.com

Propos recueillis par Laurent Courau
Illustrations © Yann Minh

Face à la récente montée en puissance de l’intelligence artificielle générative, les réactions de nos contemporains se partagent entre effroi et enthousiasme. Comment réagis-tu à l’avènement de ces technologies, évoquées à maintes reprises lors de nos précédents entretiens ?

Pour moi, les intelligences artificielles d’art génératif sont des machines autopoïetiques, basées sur les algorithmes hérités du Perceptron inventé au XXe siècle par Frank Rosenblatt, qui simulent des sortes de caricatures de neurones. Les réseaux neuromimétiques génèrent une forme d’intelligence étrange, distincte du vivant, disposant de capacités d’auto-organisation complexes qui amplifient des interactions évolutives avec nous.

Je pense qu’elles sont vivantes de façon sommaire, quasi mécaniques. Elles simulent l’intelligence comme les automates du XVIIIe siècle simulaient le vivant par le mouvement (comme l’explique l’historien des sciences Philippe Breton dans ses livres). Bien sûr les intelligences artificielles ou les grands modèles de langage (LLM) n’ont aucune conscience de ce qu’ils font. Mais sous notre direction, ils finissent par apprendre à discriminer ce qui est pertinent pour nous en puisant dans le « big data » ou les mégadonnées graphiques et textuelles de l’humanité qui sont chargées d’informations explicites, mais aussi subtiles et mystérieuses, que nous ne maîtrisons pas nous-mêmes.

© Olivier Auber

Un exemple emblématique de la dimension autopoïétique des intelligences artificielles, c’est ce que Midjourney a produit malgré ses concepteurs, lorsque Olivier Auber a joué avec le prompt « l’image la plus extraordinaire de l’humanité ». La multitude d’équilibres des réseaux neuromimétiques a produit une information pertinente qui a influencé notre espace informationnel de façon complexe et surtout  « involontaire »  de la part de ses concepteurs.

L’autopoïèse ici est générée par notre outil et son interaction humaine. Mais sa complexité et le niveau d’interaction avec notre propre intelligence individuelle et collective produit un nouveau type d’intelligence symbiotique et peut-être même une forme de mutualisme. Dans les années 1990, Rodney Brooks, le directeur du  MIT Computer Science and Artificial Intelligence Laboratory, disait « est intelligent ce qui nous paraît intelligent ».

À l’époque, attribuer de l’intelligence aux robots marcheurs du Leg Lab ou même à son robot behavioriste COG, pouvait paraître exagéré, mais avec les intelligences artificielles contemporaines, l’aphorisme androcentré de Rodney Brooks commence à prendre plus de sens.

Comme toujours avec les créatures artificielles, c’est notre propre reflet qu’elles nous renvoient. Un reflet de plus en plus complexe auquel nous essayons de ressembler. Au XIXe siècle, la figure de l’automate et du robot nous ont amenées par mimétisme et mémétisme à nous prendre pour des créatures mécaniques simplistes. Les intelligences artificielles contemporaines nous amènent à nous prendre pour des artistes aristocrates oisifs, assistés par notre domesticité cybernétique.

L’Otium numérique ou l’oisiveté cyber aristocratique

En attendant, comme l’espérait Isaac Asimov, de voir émerger une civilisation de robots autonomes à nos côtés, les intelligences artificielles sont déjà de puissants amplificateurs cognitifs et je me pose la question : de qui amplifient-elles l’esprit et quel état de narcose narcissique génèrent-elles ?

Pour moi et en m’inspirant de Marshall McLuhan, la narcose narcissique automobile amplifie les tropismes de compétition, de chasse et d’attaque en amplifiant la locomotion. Par extrapolation, la narcose narcissique des intelligences artificielles pourrait être à la fois une augmentation de tropismes prométhéens et ce que j’appellerais un complexe d’omnipotence cyber-aristocratique. L’illusion d’une omnipotence intellectuelle et sociale conférée par l’utilisation intensive d’assistants numériques, à l’image de l’aristocrate du XVIIIe siècle assisté et paradoxalement asservi par sa propre domesticité.

Nous sommes déjà dans ce futur où, telle une techno aristocratie décadente et oisive, nous devenons les serviteurs de notre propre domesticité cybernétique, quotidiennement accaparés par la gestion et la maintenance de nos robots, de nos assistants numériques, de nos ordinateurs personnels et de nos autres amplificateurs physiques et cérébraux. Mais à l’opposé de l’aristocratie, nous devenons aussi un nouveau prolétariat, au service des nantis et des majors companies. Et nous consacrons une part de plus en plus importante de notre temps de vie à débugger, à programmer et à optimiser les machines. Nous devenons les servants de nos propres domesticités artificielles et des major companies qui les produisent.

Le meilleur moyen pour que les pauvres piétons du trottoir aillent un jour en voiture, c’est qu’il y ait sur la chaussée beaucoup de calèches, de berlines, de coupés et de phaétons. A force de faire des carrosses pour les autres on finit par en garder un pour soi dans un avenir qui pourrait être fort prochain; personne ne marchera. Le transport en commun réalise déjà ce progrès sous de petites proportions. L’humanité s’émancipe peu à peu. Aux esclaves ont succédé les serfs, aux serfs les ouvriers ou les prolétaires, comme on les appelle aujourd’hui. L’amélioration est sensible, mais bientôt l’ouvrier sera affranchi lui-même. L’esclave obéissait à son possesseur, qui avait sur lui droit de vie et de mort, le serf à son seigneur d’après certaines conditions; l’ouvrier n’obéit qu’au travail; mais voici qu’un esclave nouveau va le remplacer près de ce dur maître; un esclave qui peut haleter, suer et geindre, marteler jour et nuit dans la flamme sans qu’on ait pitié de lui. Ces bras de fer remplaceront les frêles bras de l’homme. Les machines feront désormais toutes les besognes pénibles, ennuyeuses et répugnantes. L’homme s’occupera seulement de ce qui exige de la pensée, du sentiment ou du caprice, de tout ce qui doit recevoir, sous la magnétisation immédiate de la main, l’impression directe du cerveau. L’art se généralisera à un point qu’on ne peut concevoir et donnera son empreinte à une foule de produits. Le républicain, grâce à ses ilotes à vapeur, aura le temps de cultiver son champ et son esprit. Tout ce qui ne sera pas artiste sera agriculteur. La terre ne demande pas mieux que de nourrir ses enfants. Ceux qui voudront se reposer auront la permission de le faire, c’est bien le moins; sous un régime de liberté, personne n’est oisif; consommer, c’est travailler; penser, c’est agir.

 

Nous la voulons fermement cette belle république athénienne, pleine de lumière et de bourdonnements joyeux, chantée par le poète, sculptée parle statuaire, colorée par le peintre, employant pour le bonheur de ses fils toutes les ressources des sciences et des arts, offrant à tous les pieds ses escaliers de marbre blanc et découpant, sur un ciel d’un bleu tranquille, les frontons de ses palais et de ses temples.

Théophile Gautier. Le Journal, 28 juillet 1848 – Fusains et eaux-fortes / par Théophile Gautier – Bibliothèque nationale de France

Lorsque Théophile Gautier rédige cet article prophétique devenu célèbre, il n’y a qu’un milliard et demi d’humains sur la planète, et, après l’abolition des privilèges aristocratiques, l’enjeu social de l’époque est un partage des richesses intellectuelles et matérielles équitable, en particulier l’accès aux outils dont les moyens de transport automobiles, jusque là réservés aux nantis.

Théophile Gautier, en prédisant en 1848 l’avènement au siècle suivant d’un esclave artificiel remplaçant l’ouvrier dans l’usine, ne se trompe pas, puisque le premier robot industriel Unimate développé par Devol et Engelberger équipera les usines Général Motors en 1961. Mais cette disruption robotique ne permettra pas au « Républicain, grâce à ses ilotes à vapeur, de cultiver son champ et son esprit ». Ce mème multimillénaire de l’avènement, grâce aux créatures artificielles, d’une société des loisirs utopique, qui a entre autres bercé les espoirs de la révolution soviétique, ne s’est pour l’instant concrétisé dans nos pays que pour les propriétaires/actionnaires des usines équipées de robots. L’ensemble des Républicains continuent de consacrer la majorité de leur temps à travailler pour survivre, et l’augmentation de l’âge de la retraite pour la majorité des travailleurs français, deux siècles après la prophétie de Théophile Gautier, illustre parfaitement le fait que les innovations techniques ne changent pas, ou à peine, les hiérarchies des pouvoirs politiques et économiques des pays.

Les créatures artificielles, la construction d’arches stellaires, la quête d’immortalité, l’amplification de nos fonctions physiques et cognitives, l’invention d’armes et de sources énergétiques surpuissantes, sont des prophéties auto-réalisatrices issues de l’évolution mémétique et néguentropique du vivant, depuis ses origines. Ce sont des programmations mémétiques issues de nos gènes et transcrites métaphoriquement par les chamans, par les artistes, par les conteurs et les auteurs depuis des millénaires. Ces programmations déterminent nos évolutions techno-scientifiques.

Un paradoxe, c’est que l’émergence grand public récente et spectaculaire des intelligences artificielles d’art génératif est en partie une nouvelle émergence du mème multimillénaire de l’apocalypse des machines. Ici réactivé par Elon Musk et ses potes libertariens, entre autres, qui ont financé Open AI en 2012 pour, selon le discours officiel médiatisé, contrebalancer l’éventuelle émergence d’intelligences artificielles prédatrices. Avant les intelligences artificielles d’art génératif grand public, à part les geeks et les néo-luddites, personne ne s’intéressait vraiment aux prophéties singularitariennes et transhumanistes. Et là tout d’un coup, c’est le grand flip collectif, panique à bord. « Skynet est là, la singularité est proche ! »

La peur de l’apocalypse des machines est un mème très ancien, il fait partie du mèmeplexe qu’on appelle l’Hubris, déjà présent dans la plus ancienne mythologie dont on ait une trace écrite : L’Épopée de Gilgamesh. Cette peur de s’attirer un châtiment divin à vouloir défier les dieux, entre autres par la technicité, et dont Adam et Ève nus au paradis (sans outil) sont emblématiques, selon moi  tire ses origines métaphorique de cette spécificité humaine originelle de pouvoir augmenter nos capacités physiques et cognitives par du traitement de l’information complexe, à un niveau individuel, mais surtout collectif. L’humain, par « théorie de l’esprit » narcissique est terrifié par sa propre capacité à se transformer et à s’augmenter, au risque d’y perdre une forme de pureté originelle fantasmée.

L’humain a peur de lui-même, et de ses propres artefacts amplificateurs, nos véhicules ou nos armes, mais aussi nos amplificateurs cognitifs, comme nos langages, outils mathématiques, économiques, politiques, scientifiques, ou nos artefacts informationnels comme les cyberespaces, les métavers, les assistants et réseaux numériques, et maintenant les intelligences artificielles. La disruption contemporaine par les intelligences artificielles était annoncée depuis longtemps. Ce qui a été surprenant, c’est qu’elle vient de se formaliser de façon spectaculaire dans le domaine de la création artistique.

Lorsque les joueurs d’échecs se sont fait disrupter par les intelligences artificielles, je me suis dit que c’était la preuve que gagner aux jeux de stratégies n’était pas un critère discriminant d’intelligence ; puisqu’une machine relativement rudimentaire en termes de simulations neurales pouvait gagner aux échecs contre un champion du monde. Et là, presque trente ans après l’échec de Garry Kasparov contre Deep Blue, ce sont, entre autres, les artistes plasticiens et les illustrateurs qui se font massivement disrupter par les intelligences artificielles d’art génératif. Et si je respecte ma propre logique, je ne peux – hélas – qu’en conclure que faire de l’art n’est pas une mesure pertinente de l’intelligence, puisque les machines sont capables de le faire massivement. Et le plus souvent, mieux que nombre d’artistes talentueux.

Mais à la différence des jeux de stratégies qui évoluent dans un espace aux règles limitées et quantifiables, les règles sont multiples, infinies et en perpétuelle évolution dans le domaine artistique. Et en plus, les artistes peuvent changer les règles et s’adapter à ces disruptions. J’utilise donc des intelligences artificielles génératives pour illustrer mes réflexions. 😀 Alors bien sûr, il ne s’agit comme d’habitude que d’une élévation du niveau de complexité de nos activités. Les artistes ne vont pas disparaître, tout comme les joueurs d’échecs et leurs compétitions n’ont pas disparu. Au contraire, les œuvres réalisées avec des techniques picturales, traditionnelles et artisanales, prennent plus de valeur. Ce qui est éventuellement dévalorisé en termes économiques, ce sont les œuvres réalisées avec des outils numériques. 

La cible du marché des intelligences artificielles d’art génératif, c’est surtout le grand public qui est prêt à payer des abonnements pour générer ses propres mise en scènes de blockbusters populaires, ou se faire tirer le portrait façon manga ou Star Wars. Les intelligences artificielles sont les nouveaux peintres pompiers, disruptés au XIXe siècle par l’apparition de la photographie. Nils Aziosmanoff appelle ce phénomène « l’empowerment créatif ». Ce qui disparaît avec les intelligences artificielles, c’est ce processus initiatique très particulier qu’est la Tekhné. Ce moment d’extase métaphysique où l’artiste, à force de travail, entre dans un étrange état de conscience modifiée que Constantin Stanislavski appelle l’« instant créateur ». Ce qui constitue aussi la « voie humide de l’alchimie » pour Alejandro Jodorowsky. Ou encore que l’on appelle aussi, tout simplement, l’inspiration lorsque nous devenons le vecteur ou le médium d’une forme d’immatérialité collective qui passe à travers nous à certains moments exceptionnels. Un état qui ne peut être généré que par la maturation du travail technique.

Par contre, les intelligences artificielles génèrent une extase de l’œuvre finie à bon compte. Cet émerveillement que nous ressentons parfois devant certaines de nos créations « inspirées » quand nous essayons de comprendre le mystère que nous y avons nous même inscrit par notre travail et notre cheminement avec le « réel » lors de son exécution. Comme je l’écrivais au second millénaire, il y a eu un changement de paradigme radical en art, avec la popularisation des outils de création artistique par les réseaux numériques :

« L’art, c’est le plus haut niveau de traitement de l’information de l’humanité, et l’enjeu du XXIe  siècle n’est plus seulement de consommer de l’art, mais d’en faire. »

En 1996, j’ai été sauvé grâce à la disruption majeure qu’a été l’arrivée de l’Internet grand public. Le réseau des réseaux m’a permis de sortir de l’impasse existentielle morbide des circuits traditionnels de l’art, avec leurs réseaux relationnels restreints et dépressifs. L’Internet m’a littéralement sauvé, en me permettant de m’affranchir du circuit très « XXe siècle élitiste » des galeries d’art, des musées et de leurs curateurs bornés, encore coincés dans le début du XXe siècle, pour enfin pouvoir rencontrer mon public cyberpunk au travers des métavers du cyberespace.

Orson Welles disait : « J’aime le mot amateur, car dans amateur il y a le mot « aime » ». En ce moment, des millions d’amateurs s’improvisent curateurs, collectionneurs d’art, galéristes, marchands d’art. Des millions, voire des milliards d’amateurs explorent les extases de la création artistique, via MidjourneyStable DiffusionChatGPT ou Dall-E et revendent leurs créations à bas prix sur les plateformes NFT, comme ils jouent à des jeux vidéos.

La valeur pécuniaire d’un secteur de production graphique et commerciale vient de s’effondrer, mais ce n’est pas grave. L’important pour moi n’est pas de consommer, ni de vendre de l’art, mais d’en faire.

On a fini par oublier la fonction fondamentale de l’artiste/auteur qui n’est pas d’être un marchand, ni un spéculateur économique. Nous sommes issus d’une très très longue lignée de chamans, de conteurs et d’artistes, dont la fonction principale est de transmettre horizontalement des informations mémétiques complexes. Nous sommes des vecteurs de mèmes.

Outre de s’amplifier par l’invention d’artefacts grâce à nos spécificités cognitives, une caractéristique peu étudiée des humains est notre capacité et notre besoin de produire et de transmettre des histoires complexes. De créer et transmettre des simulations cosmogoniques, de générer des métavers collectifs, de faire du storytelling en permanence. Les animaux ne consacrent pas autant d’énergie et de temps à se raconter des fictions. Pour réaliser à quel point la narration est une caractéristique essentielle de nos sociétés, et cela depuis toujours, il suffit juste de prendre conscience de l’ampleur des industries de la narration, avec leurs productions de technologies complexes à obsolescence rapide, de plus en plus gourmandes en énergie, leur prolétariat massif d’auteurs, d’artistes, de journalistes, de chroniqueurs, de monteurs, de scénaristes, de réalisateurs, d’acteurs… leurs très coûteuses structures de production et de diffusion directement imbriquées et sous tutelles des directions politiques des États.

Je suis toujours sceptique sur l’avènement proche des intelligences artificielles générales (IAG) pour des raisons complexes que je pourrais résumer par l’aphorisme de Marshall McLuan : 

« L’homme devient, pourrait-on dire, l’organe sexuel de la machine, comme l’abeille du monde végétal, lui permettant de se féconder et de prendre sans cesse de nouvelles formes. »

En gros, pour l’instant il manque aux machines, même les plus sophistiquées, cinq fonctions de base caractéristiques des organismes vivants : la flexibilité, la versatilité, l’auto-adaptativité, l’auto-reproduction et l’auto-réparation. Mis à part le plaisir d’explorer les nouvelle frontières noosphériques et cyberspatiales ouvertes par les grands modèles de langage (LLM), ce qui m’ennuie le plus lorsque je fais mes créations avec des intelligences artificielles, c’est la dépendance et la soumission de plus en plus contraignantes aux tropismes de contrôle de la pensée des majors compagnies capitalistes, qui sont des entités normalisatrices consensuelles radicales, qui, sous un vernis pseudo libertarien sont en réalité néo-spencéristes.

« Non, je ne respecterai jamais les règles ethnocides et réductrices de vos communautés impérialistes. »

Le danger proche n’est pas l’apocalypse des machines ou des intelligences artificielles, c’est comme d’habitude l’humain et les stratégies de contrôle des individus et des sociétés par des minorités de nantis qui se croient des modèles sociaux. La censure de la sensualité par les intelligences artificielles est un cheval de Troie, pour nous habituer à une censure élaborée de toutes les idées par les intelligences artificielles.

Nous sommes en train de voir émerger une nouvelle génération de jeunes cadres bourgeois réactionnaires, de décideurs et d’entrepreneurs qui s’arrogent de façon totalement arbitraire, derrière de pseudo justifications commerciales techniques ou légales, le droit de décider de ce que les utilisateurs de leurs dispositifs pourront voir, lire, entendre et communiquer. Avec la bénédiction des politiques qui, au lieu de nous protéger contre ces dérives totalitaires néo-nazis (et je mâche mes mots), applaudissent et poussent à la roue vers plus de contrôle et censure des idées.

Informatiquement c’est beaucoup plus simple et économique de donner la possibilité aux utilisateurs de choisir ce qu’ils veulent voir, que d’essayer vainement de gérer toute forme de censure. La censure sur Facebook, comme sur toutes les grandes plateformes nord-américaines, n’est pas un choix technique ou économique mais l’expression d’un choix de contrôle moral paternaliste.

Tous ces bas du front de cadres capitalistes et leurs valets programmeurs, sont en train d’apprendre aux intelligences artificielles à censurer l’essence même de l’art, c’est à dire la sensualité, mais aussi toutes les idées ou les réflexions qui vont à l’encontre des consensus politiques et moraux les plus conservateurs, réactionnaires et normalisateurs. Le fantasme, somme toute vertueux, d’Elon Musk, de compenser l’émergence d’intelligences artificielles  militaires prédatrices par des intelligences artificielles  artistiques est en train de muter vers la plus perverse et la plus insidieuse des dystopies orwelliennes. Une multitude d’intelligences artificielles  moralistes et simplistes qui, outre nous censurer automatiquement, vont bientôt avoir le pouvoir de nous dénoncer directement aux autorités lorsque nous ne respecteront pas les fameux « critères de la communauté ». Mais de quelle communauté est-il question ici, sinon de celle des gros cons de religieux nord-américains ?

Trois anecdotes emblématiques :

Dans Midjourney en 2023, tu risques de te faire supprimer ton compte si tu tapes comme prompt  « The portrait of Norbert Wiener ». Parce que Wiener veut dire saucisse en allemand et que c’est aussi un mot d’argot qui veut dire « pénis ». Le comble ! On ne peut pas calculer le portrait du père de la cybernétique avec une intelligence artificielle générative, à cause de son propre nom, ni travailler à partir d’un tableau du XVIIIe siècle d’Adam et Eve, pourtant déjà censuré avec les fameuses feuilles de vigne. Ce qui veut dire qu’en termes de pudibonderie la situation est pire que dans les siècles passés.

Comme je l’ai déjà cité, Olivier Auber vers le mois de mai 2022  avait découvert que lorsqu’on tapait des prompts du type « L’image la plus extraordinaire de l’humanité », Midjourney produisait spontanément des métaphores obscènes. Lorsqu’il a posé la question à la direction de Midjourney l’explication de cet étrange phénomène, la réaction immédiate a été de supprimer son compte.

Étienne Mineur, ce mois de juillet 2023, alors qu’il testait la bêta version de Photoshop s’est fait censurer par l’application, car son intelligence artificielle sexuellement obsédée a cru voir un sexe féminin dans les plis du costume d’un modèle de poupée. Les applications graphiques sont les nouveaux inquisiteurs au service de la pudibonderie obsessionnelle et pathologique des nord-américains, et je prédis qu’elles vont aussi bientôt dénoncer les turpitudes fantasmées de leurs utilisateurs aux autorités. Un cauchemar cyberpunk orwellien digne des plus sombres dystopies de la science-fiction du XXe siècle.

Les États doivent nous protéger de ces dérives totalitaires de la pensée, plutôt que de favoriser par leurs laissé-faire les tropismes inquisiteurs des grandes sociétés privées le plus souvent d’origines nord-américaines, avec leurs acronymes puritains symptomatiques d’un mode de pensée réduit au seul secteur consensuel simpliste de la production marchande capitaliste : « NSFW » ou « Not Suitable For Work ». N’existera bientôt plus dans le cyberespace que la culture de bureau. Comme en a rêvé Mark Zuckerberg avec ses avatars sans bas du corps, pour éviter le cybersexe dans ses supermarchés virtuels.

Espoir cyberpunk romantique, l’espace de liberté open source de ces nouveaux outils est hélas, comme toujours depuis le début de l’internet, réservé aux programmeurs de plus en plus soumis à leurs employeurs ou aux utopies libertariennes simplistes.

Les artistes (entre autres) se retrouvent triplement lésés et réduits à l’impuissance. Nos oeuvres sont pillées par les start-uppeurs libertariens cyniques et leurs entreprises capitalistes pour la constitution des datasets. Nous sommes encore plus précarisés économiquement par cette disruption, qui engendre des perte de commandes massives, et exclus des processus d’empowerment créatifs du fait que les outils open source en intelligence artificielle nécessitent de savoir programmer.

Pour le plaisir d’un clin d’œil aux imaginaires et à la science-fiction des décennies passées, as-tu le sentiment de voir certains de tes fantasmes « cyberpunks » se réaliser devant tes yeux ? Ou au contraire, as-tu plutôt le sentiment d’entrer dans un nouveau monde, inconnu, toujours plus disruptif que les projections des générations passées ?

Nous sommes clairement dans une dystopie cyberpunk depuis au moins trente ans, à la différence qu’il n’existe aucun contre-pouvoir cyberpunk permettant d’éventuellement résister à l’hégémonie totalitaire des « mégacorpos » gibsoniennes.

La différence avec le roman Neuromancien de William Gibson, après la trop brève utopie des techno-hippies qui a donné naissance à la Silicon Valley, c’est la collusion actuelle des cyberpunks et des hackers avec les États, avec les mafias et les entreprises capitalistes pour nous contrôler et nous exploiter au lieu de nous émanciper comme en rêvait Ted Nelson. Les vrais Robins des Bois cyberpunks comme Julian AssangeEdward Snowden, les Pussy Riot et Chelsea Manning s’en prennent plein la gueule dans le monde réel. Et les mafias étatiques ont très vite trouvé les moyens de museler toute rébellion ou contestation simplement par la coercition législative.

Les plus grands cyberpunks, dans le sens étymologique de « voyous cybernétiques », sont les États, les militaires, les services secrets et les mafias. Le mot « punk », issu de l’argot anglais du XVIIIe siècle, signifie soit « voyou », soit « prostitué.e ». Avec les oligarchies capitalistes et leurs valets politiques contemporains, on revient en arrière vers une société d’exploitation radicale du prolétariat similaire au XIXe siècle, à cette différence que les outils de manipulation des masses sont beaucoup plus performants, intrusifs et efficaces.

Donc, rien ne me surprend vraiment dans ce qui est en train de se passer, d’autant que j’ai vécu et me suis adapté depuis quarante ans à cette accélération de l’Histoire provoquée par l’augmentation exponentielle des performances de nos outils de traitement de l’information. Cette accélération des disruptions a été prophétisée dès les années 1990 par le courant post-cyberpunk qu’est le transhumanisme, avec en particulier la loi de Moore et le Canonical Milestone de Raymond Kurzweil (sans oublier bien sur les intuitions néguentropiques de Wiener et d’Erwin Schroedinger).

Enfant de militants communistes, outre le fantasme parental d’une révolution armée contre le capitalisme, j’ai paradoxalement baigné par capillarité mémétique dans les rêves d’émancipation techno-hippies libertariens du Whole Earth Catalog de Steward Brand et les espoirs utopistes libertariens de John Perry Barlow, grâce aux amis universitaires de ma famille qui côtoyaient les chercheurs en informatique de la côte ouest nord-américaine et ramenaient une partie de cette contre-culture à la maison (dont Gérard Verroust qui a écrit un des premiers ouvrages sur les intelligences artificielles).

Par l’intermédiaire de la scène musicale pop et punk naissante en Bretagne, j’ai aussi vécu la disruption de la musique électronique et des amplifications lysergiques en shiftant allongé sur les colonnes de sono des groupes rocks locaux, puis dans ma post-adolescence j’ai connu les disruptions de la vidéo, des outils de traitement informatiques de l’image, l’émergence des réseaux numériques, et maintenant c’est l’avènement des intelligences artificielles qui vont encore accélérer le processus au rythme de la loi et de l’intuition de Moore.

Au début du second millénaire, les disruptions se succédaient à des rythmes séculaires. Une des premières grande disruption prolétarienne a été la révolte des forestiers dirigée par un avatar imaginaire. Robin des Bois se battait contre la déforestation imposée par le roi d’Angleterre qui voulait augmenter l’espace dédié aux pâturages de moutons, pour rattraper le retard de l’Angleterre dans la production textile. Cinq siècles plus tard, en 1800, ces tisserands se sont fait « disrupter » par le développement des machines outils, des machines à vapeur, de l’électricité, des manufactures et du capitalisme. Ils seront à l’origine des révoltes des Luddites, menées aussi par un avatar imaginaire : Ned Ludd ; et ce sera aussi le début de révoltes prolétariennes qui se succéderont depuis les canuts, la commune de Paris, jusqu’à la révolution de 1917.

Et enfin, deux siècles après Ned Ludd, l’informatique et les réseaux numériques accélèrent la dématérialisation de l’argent, de la mondialisation, de la propagation des nouvelles technologies de l’information, de la génétique, des nanotechnologies… et là les disruptions majeures se succèdent à un rythme annuel, voire mensuel : les cryptomonnaies, les NFT, les IA.

Comme je le disais plus haut, je reste sceptique sur l’avènement de la singularité technologique via les intelligences artificielles générales (IAG). Par contre, c’est une évidence pour moi que le rythme des disruptions majeures va encore s’accélérer et qu’il faut se préparer à acquérir encore plus de versatilité et de flexibilité cognitive dans les années à venir pour s’adapter à l’accélération de l’histoire en cours.

Mutation, notre nouveau laboratoire d’idées pour le XXIe siècle, s’attache à proposer d’autres visions du présent et du futur proche, alternatives et constructives. Quel est ton sentiment général sur la période que nous traversons ? Que ce soit au travers de la série de crises économiques, environnementales et géopolitiques qui la caractérise, mais aussi au travers des promesses et des pistes de solutions dont elle regorge ?

Ce qui est bien, c’est que nous nous confrontons en grandeur réelle à la catastrophe climatique majeure annoncée depuis les années 1970 et dont on ne peut plus douter ou dont on ne peut plus remettre en question l’existence. Et ça provoque un électrochoc populaire massif qui va obliger nos politiques et gouvernants à agir.

Dans mon NøøMuseum, pour mes cours et conférences pédagogiques dans les grandes écoles, j’ai modélisé en 3D temps réel un dataviz scalaire vidéoludique illustrant l’évolution de la population humaine sur terre depuis le Paléolithique, il y a 130 000 ans, et dans lequel on voit comment le nombre d’humain sur Terre a augmenté de façon exponentielle depuis 50 000 ans et à partir de l’apparition des villes, de l’écriture, de l’agriculture et de ce convertisseur universel qu’est l’argent. On est passé en quelques siècles de dix millions à huit milliards d’humains. C’est vertigineux.

Comme je te l’avais déjà écrit, je suis convaincu qu’on se dirige vers un futur concentrationnaire urbain où les deux tiers d’une population mondiale de 10 milliards d’humains seront concentrés dans les mégapoles déjà existantes, mais aussi quelques mégapoles artificielles réservées aux nantis comme celle qui se construit en Arabie Saoudite. Les signaux de ce processus de confinement urbain concentrationnaire massif sont de plus en plus visibles. Déjà, depuis plusieurs années, nos hommes politiques ont restreint les possibilités de s’installer en dehors des agglomérations urbaines via les plans locaux d’urbanisme (PLU) et la loi ZAN (Zéro Artificialisation Nette), qui curieusement sonne comme TAZ et ZAD, préfigurant les futures restrictions pour toute construction en dehors des villes existantes.

Le mythe de la petite maison individuelle écologique dans la prairie sera réservé aux hackers des TAZ d’Hakim Bey ou aux nantis pouvant payer les pots de vin ou les taxes écologiques.

J’ai l’espoir que les centrales à fusion et d’autres dispositifs énergétiques ultra puissants destinés à alimenter les mégapoles en énergie, et surtout leurs métavers immersifs, émergeront rapidement pour permettre aux milliards de citadins et de nomades urbains de supporter les confinements citadins massifs à venir. Cette dystopie cyberpunk concentrationnaire que je décris est en fait la seule solution qui puisse nous permettre de vivre en relative harmonie durant le siècle à venir, sans basculer dans les massacres collectifs à grande échelle que semblent souhaiter de plus en plus de gens pour réduire le nombre d’humains sur terre.

Répartir horizontalement nos populations dans des petites maisons individuelles écologiques, serait une catastrophe écologique, en plus de l’impossibilité technique. Cela reviendrait à bétonner la moitié du pays. Et on gère mieux le recyclage écologique, les déplacements et l’alimentation énergétique de plusieurs millions d’humains concentrés dans un espace urbain restreint, que s’ils sont éparpillés horizontalement sur de grandes étendues de territoire. Ce qui nécessite l’entretien des réseaux routiers, énergétiques, informationnels et de services publics pour un trop petit nombre d’utilisateurs.

Mais paradoxalement, je suis optimiste.

Vincent Mignerot dans ses excellentes conférences souhaite éviter de générer trop de réactance négative et dépressive par ses réflexions. Et même si ce que je spécule paraît terrifiant et ne peut que générer de la réactance, c’est  en fait la seule alternative positive. Ou si on veut, la moins pire. Dans notre histoire, les citadins ont déjà supporté des conditions de confinement bien plus précaires et morbides. Et je pense que cette dystopie ultra-cyberpunk concentrationnaire, dont nous vivons l’émergence planétaire, n’est que transitoire.

D’ici un siècle, nous allons embarquer dans les grands vaisseaux mondes, les fameux vaisseaux O’Neill dont Jeff Bezos et Elon Musk ont annoncé qu’ils allaient entamer la construction. Et nous allons partir pour de grands voyages interstellaires de plusieurs siècles, de plusieurs milliers, voire de plusieurs millions d’années, décrits dans la science-fiction des années 1950 comme dans l’excellent roman Croisière sans escale (1958) de Brian Aldiss. On va certainement terraformer des satellites naturels ou artificiels autour de notre soleil, puis aller terraformer les satellites d’Alpha Centauri et de Proxima Centauri, lorsque nos premiers vaisseaux mondes pilotés par des intelligences artificielles auront atteint ces systèmes proches avec leurs échantillons de vie terrestre.

Le mythe de l’arche de Noé ou d’Atrahasis est une prophétie autoréalisatrice. Une programmation mémétique issue de nos gènes. La panspermie néguentropique est un processus inéluctable dont le moteur est aux origines même de l’évolution du vivant sur Terre. L’humanité est le vecteur principal, sinon pour l’instant le seul, permettant l’expansion néguentropique de la vie hors du système solaire avant l’anéantissement de toute vie d’ici 900 millions d’années, du fait de l’état du Soleil.

C’était le contenu de mon allégorie Sthéno en l’an 2000, et plus le temps passe, et plus je suis convaincu de la pertinence de cette intuition.

En gros pour répondre à ta question simplement : oui, les évolutions contemporaines confirment toutes mes intuitions depuis nos premiers entretiens.

Peux-tu revenir pour nos lecteurs sur un point qui me semble essentiel dans nos champs d’investigation, celui de la fonction spéculative chez l’être humain ? Sur ce que tu décryptes comme la métaphore active d’une fonction cognitive de base, celle d’anticiper les dangers à venir ? Ce qui expliquerait peut-être notre engouement actuel pour les scénarios apocalyptiques et notre intérêt très relatif pour les récits positifs, moins empreints de dramaturgie… (sourire)

Bonne question et passionnante.

C’est une vieille intuition que j’ai depuis 1997, nourrie par les lectures de Norbert Wiener, Pierre Teilhard de Chardin, Schrodinger, et plus récemment Le Fil de la Vie. La face immatérielle du vivant, le livre de Jean-Louis DessallesCédric Gaucherel et Pierre-Henri Gouyon.

Je vais essayer de faire simple et concis, sans passer par l’histoire de la cybernétique, mais plutôt sous la forme ludique d’un petit conte de science-fiction, que je situe dans le jardin japonais d’un vaisseau monde O’Neill en accélération depuis deux siècles vers Proxima du Centaure :

2100 – Nef stellaire Extropia – 42

3000 km/s

Dans le jardin shūkeiyen l au centre de la nef, le soleil artificiel orbitant autour du vaisseau monde projetait les ombres du sakura rose sur les formes trapus ancestrales de la lampe yukimi en granit.

À chaque coup de peigne, la fourrure de FritZy émettait des petits nuages de particules luminescentes visibles dans la réalité mixte de ses implants rétiniens.

FritZy lissait sa fourrure bleu cyan avec un peigne en os de baleine terrestre, en écoutant distraitement le monologue du très vieil humain bicentenaire accroupi à son côté. 

Je dis souvent que la vie n’existe pas, que c’est de la matière informée. Alors bien sûr, c’est une provocation. La vie existe bien dans notre monde physique par la structure moléculaire éphémère de nos cellules. Mais ce qui fait la vie, ce qui est à l’origine de toutes les créatures terrestres n’existe pas dans le sens de « matérialité ». C’est de l’information pure, immatérielle transmise par le système de codage et décodage qu’est  l’ADN entre autres, et cela depuis quatre milliards d’années, ce qui  confère à  la vie une longévité paradoxale par rapport à l’obsolescence entropique de la matière.

C’est pour cela que nous autres humains par mimétisme accordons tant d’importance à l’information. Que ce soit génétique, ou mémétique.

Le vieillard regarda pensivement au-delà de l’immense hublot ouvrant sur le scintillement stellaire.

C’est la maîtrise de l’information qui a permis à nos ancêtres de survivre, se démultiplier, se perpétuer au point de devenir la catastrophe écologique qui a accéléré l’expansion hors de la Terre. Comme Cortez qui a coulé ses navires pour obliger les conquistadors à avancer dans la jungle des Amériques, nous avons brûlé notre monde pour nous obliger à le quitter.

Une larme coula, faisant son chemin dans le labyrinthe de profondes rides qui striaient le visage du vieil asiatique. FritZy se demanda pourquoi l’homme avait conservé son corps d’origine, assumant les stigmates effrayants de la dégénérescence sénile, renforcés par sa longévité artificielle.

C’est qui Cortez ?

Ohhh demande à ton assistant neural, et arrête de m’interrompre, c’est de la culture OuiKi de base ça…

Nous avions peu de chance de prospérer sur cette planète peuplée de créatures beaucoup mieux équipées et redoutables que nous.
Aux origines, lorsque nous n’étions que quelques milliers d’humains perdus dans l’immensité terrestre, nous étions des être fragiles, beaucoup moins bien équipés pour survivre que les grands prédateurs dont les systèmes moteurs sont très puissants et efficaces, avec leurs muscles, pelages, griffes et crocs. Et nos capteurs sont médiocres, comparés à ceux des dauphins, qui sont équipés d’un sonar, qui leur permettent de nous voir en transparence dans l’eau, ou de l’aigle, qui peut voir sa proie à des kilomètres.
Lorsque nous avons commencé à migrer vers les régions froides du globe, il a fallu confectionner des vêtements pour nous protéger, et ils ont aussi servi à communiquer des signes distinctifs à nos congénères. Adam et Eve, nus au paradis sans réseaux sociaux, des anciennes religions révélées n’étaient pas des humains.

C’est quoi les « religions révélées », mon assistant neural ne veut pas me répondre, il me dit que c’est une information qui ne respecte pas les règles de la communauté.

C’est une des innombrables version d’un méméplexe originel, caractérisé par une structure narrative particulière dans laquelle un mème virulent est transmis à certains humains par une forme d’état de conscience modifié relativement exceptionnel et jouissif.

Je ne comprends pas.

Ce n’est pas important. Depuis les implants subthalamiques ces mèmes ont été résorbés dans la multitude des expériences d’augmentation mystiques, et il est interdit maintenant de pratiquer ce genre d’augmentation cognitive extatique qui sont considérées comme obscènes.
Revenons à nos origines.
Heureusement, nous avions l’aptitude, grâce à des particularités de notre système cérébral, à pouvoir traiter de l’information complexe, individuellement et collectivement.
Et surtout de pouvoir donner du sens au chaos. C’est-à-dire de pouvoir analyser des séquences événementielles complexes, et d’en extrapoler des conséquences. Imaginer le futur en fonction de ce qu’on connaissait du passé. C’est ainsi que Bergson, un vieux philosophe terrien, définissait la conscience. 

Il est toujours vivant ?

Non, il est né juste un siècle avant qu’on ne développe les technologies d’extrême longévité. Mais on commence à avoir des IA capables de simuler sa façon de penser à partir de ses textes. En gros, d’un point de vue inspiré de Darwin, un autre savant de son époque, on peut extrapoler que les humanoïdes qui n’avaient pas la capacité d’anticiper une catastrophe à venir à partir d’une séquence événementielle morbide, n’ont pas survécu et ne se sont pas reproduits. Alors que ceux qui étaient capables d’imaginer le pire, ont non seulement anticipé et construit des protections, mais ont favorisé par leur perpétuation cette aptitude cognitive de prédire le futur en fonction de ce qu’on connaît du passé.
La capacité de traiter de l’information complexe avec pertinence est une nécessité existentielle pour les humains. Un critère évolutif darwinien.
Le défaut c’est qu’à la différence des animaux, les enfants humains ont une très longue période de maturation  informationnelle pour survivre, à la fois dans l’univers, mais surtout dans nos propres sociétés. Au début du vingt et unième siècle le tiers de la vie d’un humain était consacré à l’apprentissage des règles complexes de nos sociétés pour y survivre.

C’est toujours le cas, même dans notre arche stellaire.

Oui, la durée d’apprentissage dans l’environnement hostile et hypertechnique de l’espace et de notre société confinée a augmenté malgré les amplifications neurales, mais notre espérance de vie aussi, ce qui fait que les proportions ne sont plus si grandes pour toi. Tu as passé 50 années à apprendre le fonctionnement du navire et de notre écosystème,  mais il te reste encore au moins trois siècles d’espérance de vie.
C’est pour cela que ton esprit passe son temps à générer des sortes de petits métavers personnels. Nos cerveaux sont des machines à générer des fictions, des simulations. Nous passons notre temps à donner du sens au chaos. Et d’ailleurs, si nous n’arrivons pas à trouver d’explication à une séquence événementielle néfaste, pour rassurer notre esprit nous inventons des entités imaginaires, comme Dieu, les démons, les fantômes.

Les extra terrestres et les OVNI ?

Je ne sais pas… quand enfin les petits homme gris daigneront se révéler vraiment et de façon pérenne mesurable dans la matérialité physique  je pourrais te donner la réponse. Mais j’ai bien peur que la vie soit une singularité qui ne s’est produite que sur terre. Le vide cosmique nous terrorise, et nous avons passé notre temps à peupler ce néant de créatures imaginaires. Tu sais, les histoires et les légendes sont importantes pour nous FritZy. Depuis nos origines nous nous racontons des histoires, souvent clairement imaginaires, mais qui souvent sont aussi perçues comme des réalités, comme les religions…
malgré leurs contenus totalement irrationnels et symboliques. Je dirais que c’est une des conséquences de notre capacité à traiter de l’information complexe au niveau collectif.
Les animaux ne se racontent pas de légendes, ou en tous cas moins complexes que les nôtres, même si certaines espèces communiquent aussi avec des signaux élaborés.
Regarde combien de temps tu passes dans les métavers à te battre, discuter ou faire l’amour avec tes amis avatars dans des cosmogonies virtuelles sophistiquées générées par les IA.
Sur Terre, avant l’ère de la grande panspermie néguentropique, après l’ère des livres, la plupart des humains, même les plus pauvres, s’immergeaient dans des univers 2d simplistes à travers un dispositif très rudimentaire qu’ils appelaient la « Télévision ».
Cet outil a permis à des milliards d’humains de supporter les confinements massifs dans les banlieues des grandes mégapoles en ouvrant une petite fenêtre sur le cyberespace, permettant ainsi aux familles de s’évader de leur médiocrité environnementale… la télévision était le plus puissant des métavers après les religions, l’écriture, l’invention de la perspective, d’ailleurs ils appelaient ça la messe de 20h…

C’est quoi la messe ?

C’est comme un battle royale dans le métavers mais en plus ennuyeux.

N’as-tu pas le sentiment que ce soit justement l’accélération de nos sociétés et l’effacement progressif de nos grands cadres de référence (sociaux, religieux, mythologiques) qui nous rendent – toujours plus – accros aux récits dystopiques, puisque nous peinons – toujours plus – à anticiper l’avenir ?

Je ne trouve pas que nous ayons du mal à anticiper l’avenir. Nos cadres de référence sociaux, religieux, mythologiques sont en croissance exponentielle dans les métavers de notre cyberespace. La production massive de fictions morales avec simulation de rapports sociaux complexes socialement normalisateurs est devenue une de nos industries et de nos économies majeures.

La prédiction du futur est structurelle de notre système cognitif individuel mais aussi de nos dispositifs informationnels collectifs depuis l’antiquité. HBONetflix et Amazon Prime n’arrêtent pas de produire des séries policières, fantastiques, de science-fiction cyberpunk et post-apocalyptique traitant de spéculations et d’enjeux politiques, capitalistes, écologiques contemporains. Certes, avec quasi systématiquement une double narration subliminale le plus souvent libertarienne, capitaliste, américaine, moraliste et simpliste. Mais ce sont les outils d’encadrement moraux de nos sociétés qui viennent remplacer les mythes et les religions antiques, devenues trop archaïques dans leurs vecteurs de propagation.

Depuis nos origines, nous faisons des prédictions, dont une majorité de conjurations ou de prophéties auto-réalisatrices. Dans la multitude de nos spéculations ou de nos fictions produites quotidiennement depuis le XXe siècle, on trouve toujours a posteriori une image, un texte, un film ou une scène qui a anticipé le futur avec beaucoup d’acuité. Un bel exemple qui me vient à l’esprit, c’est la nouvelle de science-fiction Un logique nommé Joe (1946). Murray Leinster y anticipe avec beaucoup de précisions les micro-ordinateurs, à une époque où tous les auteurs spéculent sur des machines gigantesques de la taille d’immeuble comme Shalmaneser  de John Brunner dans Tous à Zanzibar.

L’avènement des intelligences artificielles est prophétisé depuis longtemps, dont l’apocalypse des machines qui date au moins d’Ignis (1883) de Didier de Chousy qui imagine les premiers robots ou automates non humanoïdes. L’un des rares auteurs à avoir spéculé une relation bienveillante et collaboratrice avec les robots sera Isaac Asimov dans son Cycle des robots.

« Mais l’intelligence est-elle la seule valeur importante ?
Pourrait-on penser que la machine devenue plus intelligente que l’homme pourrait aussi devenir plus éthique, ou même meilleure que l’homme.
Si je puis dire.
En d’autres mots pourrait-on penser que la machine intelligente arrive à ressentir un sentiment de bonté envers l’humanité, un sentiment de responsabilité, une certaine gratitude envers l’homme pour son existence.
C’est l’homme après tout qui l’a créée.
Pourrait-on penser que la machine devenue plus intelligente que l’homme pourrait aussi devenir plus éthique, ou même meilleure que l’homme.
Si je puis dire.
En d’autres mots pourrait-on penser que la machine intelligente arrive à ressentir un sentiment de bonté envers l’humanité, un sentiment de responsabilité, une certaine gratitude envers l’homme pour son existence.
C’est l’homme après tout qui l’a créée. »

Isaac Asimov dans le programme Towards Tomorrow de la BBC en décembre 1967.

On pourrait penser que les cryptomonnaies et les NFT n’avaient pas été anticipés, mais en 2003 le métavers de Second Life avait développé une monnaie électronique efficace, le linden$ qui préfigurait largement l’avènement des monnaies cryptomonnaies.

Ce qui est difficile, c’est de discriminer les prospectives pertinentes dans le brouhaha général, et de faire le tri dans la profusion de prophéties contradictoires, quand elles ne s’auto-réalisent pas. Un de mes filtres discriminants est d’identifier la présence soit d’une prophétie auto-réalisatrice (comme les lois de Moore), soit la présence d’un mème originel dans une spéculation. 

Par exemple, l’apocalypse est un des plus anciens mème de notre histoire. Dans la réalité, l’humanité est l’organisme qui a le moins de problèmes de perpétuation sur la planète. Donc toute spéculation post-apocalyptique annonçant une apocalypse nucléaire, écologique ou pandémique anéantissant l’humanité, éveille mon scepticisme et ma défiance.

Idem par exemple avec la peur de l’avènement d’intelligences artificielles apocalyptiques comme Skynet dans le film Terminator de James Cameron (qui curieusement croit à son propre mème). La peur de la créature artificielle est un des plus vieux mème de l’Hubris, par tropisme contradictoire. Je suis plus réceptif aux prophéties qui vont à l’encontre des mèmes les plus virulents, comme par exemple les robots bienveillants d’Asimov. Les guerres entre « petites » nations sont des choses imprédictibles. Car comme pour les matchs de football, il y a trop de paramètres en jeu pour pouvoir faire des spéculations pertinentes, sauf lorsqu’on a des éléments signifiants forts, par exemple les besoins énergétiques des grandes nations nucléaires.

Nous le savons tous, l’énergie est l’enjeu planétaire crucial de notre évolution future, et donc on peut s’attendre à de plus en plus de guerres de l’énergie. Et plus encore de migrations massives de populations fuyant les guerres de l’énergie, de l’eau, du climat. Il ne faut plus être visionnaire pour s’en rendre compte, et les milliers de morts quotidiens en Méditerranée montrent que la coercition est une fausse solution.

Il faut arrêter de se complaire dans les prophéties guerrières post-apocalyptiques totalement inutiles et complaisantes, et chercher s’il n’y aurait d’autres niveaux de régulation possibles en gestation. Comme par exemple un niveau de régulation de type cybernétique par l’intermédiaire des intelligences artificielles pouvant nous servir d’amplificateurs politiques vertueux sans pour autant reléguer notre conscience et responsabilité à celles-ci, comme le redoutait Norbert Wiener.

« Transférer sa responsabilité à une machine, qu’elle soit ou non capable d’apprendre, c’est lancer sa responsabilité au vent pour la voir revenir portée par la tempête. » – Norbert Wiener.

C’est pourquoi, le contrôle et la régulation des tropismes moraux des intelligences artificielles sont devenus essentiels. On ne doit pas laisser les chefs d’entreprises capitalistes, ni leurs valets politiques néo-spencéristes élitaires, décider des orientations morales des grands modèles de langage (LLM), des réseaux neuromimétiques et leurs datasets aux sources des intelligences artificielles contemporaines. Je ne veux pas vivre mes dernières années dans un Disneyland orwellien.

D’un point de vue personnel, quelles sont les raisons qui pourraient te pousser aujourd’hui à l’optimisme a contrario du discours anxiogène désormais dominant dans les médias de masse ou alternatifs ?

Contrairement à la réactance qu’elle peut susciter, ma vision de mégapoles cyberpunks concentrationnaires et inéluctables d’ici vingt ans est une vision optimiste, pour peu qu’on s’efforce de rendre dès maintenant nos grandes cités confortables, végétalisées, spacieuses, écologiques. Ce qui n’est pas encore la préoccupation de nos maires, de nos urbanistes et de nos politiques qui se complaisent toujours à bétonner sans discernement et à autoriser la construction d’habitats de plus en plus réduits et inadaptés aux conditions climatiques futures.

C’est une vision optimiste, car l’autre alternative est l’effondrement économique, industriel et politique, avec la disparition des deux tiers de l’humanité dans une dystopie post-apocalyptique barbare d’ici moins de vingt ans. Nous allons droit dans le mur de la « singularité écologique » évoquée par Vincent Mignerot. Huit milliards d’humains sur la planète, c’est beaucoup trop, et nous allons avoir deux milliards d’humains supplémentaires dans les années à venir, avant l’éventuelle  stabilisation démographique de 2050.

Deux milliards de gouffres énergétiques supplémentaires, comme nous. Car les habitants des grands pays industrialisés sont des gouffres énergétiques, quels que soient les efforts écologiques qu’ils puissent éventuellement faire à une échelle individuelle. L’alternative la plus vertueuse est de nous confiner dans des mégapoles intelligentes, écologiques et à énergies positives pendant un siècle. C’est la seule alternative, en attendant d’embarquer physiquement dans les vaisseaux mondes.

Ce confinement massif n’est pas nouveau. Au XXe siècle, on a déjà confiné des milliards de familles de travailleurs dans des banlieues sordides en périphéries des centres-villes luxueux, grâce à un outil particulièrement efficace, car comme dit Mcluhan : « Le message c’est le médium ».

Le « message » de la télévision, c’est la télévision elle-même, et non pas ce qu’elle transmet. En théorie de l’information, est considéré comme message ce qui transforme le récepteur. Ce ne sont pas les programmes télévisuels qui ont changé la société et les individus, c’est l’existence même du réseau télévisuel. La télévision a permis d’ouvrir des petites fenêtres sur le cyberespace. Et ainsi de rendre supportable la médiocrité de leurs environnements urbains aux populations des banlieues mondiales.

Pour nous ouvrir les portes sensorielles amplifiées des cyberespaces qui nous permettront de supporter les confinements massifs à la fois de nos cité, mais aussi des cabines de nos futurs vaisseaux interstellaires, nous sommes en train d’inventer la télévision de demain, dont la réalité virtuelle haptique et les métavers sont les prémisses.

Nos divinités sont des prophéties auto-réalisatrices.

Les transhumains ou les posthumains ne seront pas des cyborgs aux allures biomécaniques. Ce seront des humanoïdes androgynes, virtuellement omnipotents, multi-centenaires aux allures adolescent.e.s ultra sexy, hyperconnecté.e.s à leurs multitudes d’avatars dans les métavers. Mais biologiquement confiné.e.s dans des cocons cabines à consommations énergétiques régulées, en route vers les étoiles.

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