Thomas Landrain « Au cœur des laboratoires du futur, entre biotechnologies, biopunk et sciences participatives »

Rémi Sussan
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À quoi ressemblera la science de demain ? Sans doute sera-t-elle beaucoup plus décloisonnée, plus ouverte dans ses méthodes qu’elle ne l’a jamais été. Et cela est dû, principalement, à l’explosion de la quantité d’information résultant de la révolution numérique. 

Tout le monde se doute de l’importance des outils informatiques dans la recherche. Une tendance qui ne peut que s’accélérer avec l’arrivée de systèmes d’intelligence artificielle efficaces. Toutefois soyons clairs, le temps où un algorithme effectuera de lui-même des découvertes scientifiques est encore loin ! Mais ces nouveaux outils aident déjà les chercheurs à vérifier leurs hypothèses, en automatisant au passage leurs demandes de subventions !

Ces avancées ne s’arrêtent cependant pas à un domaine purement technologique. Des révolutions conceptuelles sont également à l’œuvre. Par exemple, la biologie synthétique peut être considérée comme une fusion entre la logique informatique et la biologie. On considère ainsi l’ADN comme un « programme » constitué d’instructions.

Enfin, cette révolution de l’information est aussi sociale. Les vieilles pratiques de recherches et de publications se trouvent désormais concurrencées par de la science ouverte, accessible à tous, tandis que les science citoyennes ou participatives permettent à tout un chacun de contribuer à la connaissance, par exemple en aidant les astronomes à classifier les galaxies, éventuellement par un processus de gamification de la recherche.

Comment toutes ces tendances se conjugueront-elles dans le futur ? Difficile encore de le savoir, mais des pistes comme celles proposées par Thomas Landrain commencent à apparaître.

Thomas Landrain est chercheur en biologie synthétique. En 2009, il a fondé La Paillasse, le premier biohacklab français, inspiré par le mouvement DIY Bio (« Do It Yourself Biology » ou biologie participative) qui visait à mettre les outils et les connaissances de la biotechnologie entre les mains du grand public. 

Avec Marie-Sarah Adenis, il a également cofondé PILI, une startup qui fabrique de l’encre écologique élaborée à partir de bactéries. Après avoir quitté La Paillasse, Thomas Landrain a également lancé le JOGL (Just One Giant Lab) avec Marc Santolini et Leo Blondel,  une plateforme permettant à différentes communautés de faire de la science « open source ».  Il a également été, durant deux années, membre du CnNUM (Conseil national du numérique).

Propos recueillis par Rémi Sussan
Illustration de couverture © Mondocourau.com
Thomas Landrain © Marie-Odile Helme

Parlons tout d’abord de La Paillasse. À l’époque, tu te situais dans un courant de pensée qui percevait la biologie de synthèse comme la nouvelle micro-informatique. On pourrait bientôt expérimenter dans sa cuisine. Certains disaient que manipuler le vivant  deviendrait aussi simple que d’utiliser un ordinateur pour les enfants d’aujourd’hui. Qu’en penses-tu avec le recul ?

La biologie a fait des pas de géants, mais pas vraiment dans le sens de la simplification. Elle s’est plutôt rapprochée de la complexité du vivant. On s’aperçoit aujourd’hui que pour comprendre celui-ci, il faut faire face à la complexité des données, et l’intuition des données en biologie n’est pas forcément donnée à tout le monde. Cependant, la biologie est en train d’entrer dans le domaine du quotidien. Si aujourd’hui je demande à un passant dans la rue s’il connaît CRISPR, il y a des chances que cela lui dise quelque chose. On n’en est pas encore au niveau de l’impact culturel de l’informatique, mais cela fait son bout de chemin, on en parle dans les journaux grand public, que ce soit à propos des progrès réalisés dans la santé, dans le traitement des données par l’IA, etc. Il y a aussi les nouveaux biomatériaux qui pourraient remplacer la pétrochimie, et l’arrivée de nouvelles formes de nourriture comme les alternatives véganes à la viande. Tout cela montre l’impact de la biologie dans notre quotidien. Cependant, le mouvement DIY Bio a été un peu tué dans l’œuf, on s’est heurté au mur de la complexité. Mais en revanche les outils des biohacklabs comme La Paillasse ont permis à de jeunes chercheurs d’innover en dehors des laboratoires traditionnels, de préparer par conséquent le développement des startups biotech apparues par la suite. Et aujourd’hui, par rapport à l’époque (début 2010), beaucoup de choses ont changé : il y a beaucoup plus d’équipement, d’incubateurs de startups, etc., qu’il n’en existait à l’époque. On a moins besoin de petits laboratoires associatifs.

On n’a pas tellement permis aux novices de se lancer eux-mêmes dans l’expérimentation. Mais les biohacklabs du monde entier ont souvent, par la mise en place d’ateliers et de workshops, contribué à l’éducation en biologie auprès des enfants et du grand public. 

Mais sur le plan scientifique ? À l’époque, on parlait beaucoup de pouvoir « extraire » la logique de la biologie afin de programmer le vivant à l’aide de systèmes proches des langages de programmation. Où en est-on de ce côté ?

Ça, ça avance. Aujourd’hui, on est de plus en plus capable de designer des systèmes biologiques de plus en plus complexes. On a accès à des capacités de synthèse d’ADN de plus en plus poussées et de moins en moins onéreuses. On dispose d’outils qui permettent d’être assistés par l’intelligence artificielle pour concevoir des circuits génétiques, par exemple.

En fait, ce qui n’est pas compliqué, c’est de faire une preuve de concept, de faire un démonstrateur. La preuve. J’ai fait la démonstration de la preuve de concept de Pili à l’intérieur du labo de La Paillasse, qui à l’époque se trouvait dans un squat. Mais faire un prototype cela constitue seulement 1 % des efforts nécessaires pour transformer cette idée en véritable produit.

Thomas Landrain à La Paillasse, premier biohacklab de France (2013) © DR

Parlons maintenant un peu de JOGL et de la science open source. Comment vois-tu l’avenir dans ce domaine ?

Si j’ai lancé JOGL, c’est parce que j’étais fasciné par la capacité des communautés de personnes, chacune avec ses talents particuliers, à se rassembler autour d’un problème commun pour le résoudre de manière élégante et efficace. Pour quelqu’un comme moi, qui viens d’un milieu académique où l’on a l’habitude de travailler en petits groupes, en local, et à se satisfaire de ce qu’on a sous la main, de son petit réseau (et comme on est jeunes, on reste quand même assez limités), ces communautés apparaissent comme une ouverture sur le monde, sur l’intelligence du monde. Si on pouvait tirer parti de cette mécanique de collaboration, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas résoudre toutes sortes de problèmes. J’ai donc commencé à expérimenter, tout d’abord à La Paillasse, avec le programme Epidemium. L’enjeu était de proposer à une communauté de participants composée d’étudiants et  de professionnels de répondre à une question complexe : « peut-on mieux comprendre le cancer à l’aide des big data ? » Cela demandait une expertise à la fois en médecine et en science de la donnée, ce qui se trouve rarement dans le même cerveau ! Il fallait donc vraiment des équipes interdisciplinaires.

On s’est associé avec les laboratoires Roche pour qu’ils puissent financer cette expérience ; au final on a mobilisé 3000 personnes pendant six mois et on leur a laissé le temps de réfléchir à quels types de projets ils pourraient lancer dans le domaine de l’open source en santé. On a été très surpris, même en sachant qu’il y avait du potentiel, par la qualité des projets élaborés, et au final, on a eu une quinzaine de projets, dont huit ont été primés par un jury d’experts en médecine et en data science. Pour moi, ça a été un déclic, s’il était vraiment possible de mobiliser si simplement autant de personnes sur un sujet aussi complexe, et dans une zone géographique limitée (tout le monde venait de la région parisienne), qu’est-ce qu’il serait possible si on passait à une échelle plus globale ? Mobiliser non plus quelques centaines de personnes, mais quelques dizaines de milliers ? On aurait un niveau d’intelligence collective hors norme ! C’est devenu pour moi une obsession de trouver le moyen d’organiser ces communautés ouvertes, afin de résoudre toute une gamme de problèmes.

Et avec JOGL, avez-vous trouvé des méthodes qui permettent de faciliter un tel travail collaboratif ?

Absolument. Il y a plusieurs choses. Tout d’abord l’accès à l’information. Dans le monde de la recherche, aujourd’hui, tout fonctionne en silo. Les gens ne partagent pas leurs interrogations et leur savoir-faire. Comment permettre le partage de tout cela ?  Comment recréer le fameux effet « machine à café », où tu poses une question à un voisin et cette personne résout le problème qui te tracasse depuis des jours ?

Pour donner un exemple pratique, en temps normal, dans le monde scientifique, le cycle d’un projet ressemble à ceci : Tout d’abord quelqu’un a une idée. Dans un premier temps, il va devoir faire une demande de subvention. Il va dans le même temps chercher dans son réseau des personnes susceptibles de s’intégrer à son projet. Pour cela, il devra s’appuyer sur son propre réseau. Cette personne ou ce petit groupe fait donc une demande. Pour l’instant, rien n’est encore sorti de la tête de ces chercheurs. Mettons que ça fonctionne, ils sont financés. En étant optimiste, il s’est déjà écoulé six mois, voire un an. Ensuite ces personnes auront deux ans pour poursuivre leurs travaux, entre elles. Au bout de ces deux ans, rien n’a encore fuité. Personne ne sait sur quoi ces gens ont travaillé. Peut-être à ce moment un membre du groupe fera-t-il une présentation de résultats préliminaires, mais c’est tout.

Ensuite, il faudra soumettre une publication, mais cela prend encore de six mois à un an, pour que le papier soit publié par une revue scientifique. Au final, le monde n’est au courant de l’existence de ces travaux que trois ans, voire plus, après l’apparition de l’idée originale. Alors qu’en fait, il aurait été possible de faire intervenir des personnes extérieures à de multiples moments. Certains pourraient être intéressés et rejoindre le projet. Ou alors, il pourrait s’avérer qu’une autre équipe travaille sur un sujet similaire et que les deux groupes ont intérêt à collaborer. Il faut donc chercher à chambouler la manière dont on conduit les projets d’innovation et de recherche. C’est ce qu’on a fait avec JOGL pour le Covid-19. On a monté une énorme communauté consacrée à l’élaboration de solutions contre la pandémie. On a vu arriver 4000 personnes, et 1500 se sont vraiment engagées sur les projets.

Par exemple, il y avait une dizaine d’idées de tests diagnostiques en open source. Chacun avait bien sûr déjà commencé à travailler de son côté. Comme nous avions reçu des subventions  de la part de nos partenaires, nous avons mis en place un processus d’évaluation de projet afin de financer les meilleurs d’entre eux. Mais il ne fallait pas que ce soit JOGL qui décide ! C’était à l’intelligence collective de toute la communauté de décider quels seraient les projets les plus prometteurs. Ce n’était pas un vote populaire, il était basé sur des critères d’évaluation standards, tels que la faisabilité du projet, l’impact potentiel sur la pandémie, etc. Et en fait, on demandait que ce soient les porteurs de projets qui évaluent les autres propositions. Qu’ils s’évaluent entre eux.

Cette approche, qu’on appelle l’« évaluation communautaire », présente énormément d’avantages. Tout d’abord, elle est efficace car tu sais que tu t’adresses tout de suite à des experts (les porteurs de projets sont bien évidemment experts dans leur domaine). Tu n’as pas besoin de courir après des évaluateurs extérieurs, etc. Mais il y a eu aussi un effet de bord. Les porteurs de projets passaient donc du temps à lire les contributions des autres, certains se rendaient compte que certaines recherches étaient particulièrement intéressantes et proches de leurs travaux, ce qui encourageait de possibles collaborations.

Au final, on résout plusieurs problèmes à la fois. Au lieu des six mois à un an exigés en général pour obtenir un financement, celui-ci est accordé en un mois maximum. On fixait des deadlines très courtes. Les porteurs de projets avaient environ deux semaines pour évaluer les idées de leurs partenaires. Et c’était obligatoire ! Et donc ensuite, cela a créé de la convergence entre les projets, des réunions se sont créées et des fusions ont eu lieu. Au final, ce ne sont pas dix projets qui ont été présentés, mais trois, issus de la fusion des dix idées originales. Ces trois initiatives sont arrivées en demi-finale du Xprize, et l’une d’entre elles a même terminé en finale.

L’arrivée des systèmes d’intelligence artificielle va-t-elle accélérer les travaux en open science ?

Tout d’abord, il faut remarquer que l’IA elle-même avance aujourd’hui grâce à l’open source ! Aujourd’hui, il y a d’ailleurs une opposition entre des modèles fermés, comme celui préféré par OpenAI, et les systèmes open source portés par une multitude d’acteurs et de petites entreprises, mais la plupart du temps basée sur le modèle créé par Meta, (celui-ci ayant fuité il y a quelque temps), qui est plus ou moins devenu le standard. L’open source permet de continuer ce qui existait déjà en germe dans nos anciennes pratiques de DIY Bio. Comme on met à disposition libre ces technologies, ce savoir-faire, ces outils, cela permet à des personnes de prendre des initiatives un peu hors normes, sans avoir à demander la permission à quiconque. L’intelligence artificielle étant par définition numérique, elle ne demande pas de disposer d’un équipement complexe et cher, et cela permet de construire des applications qui ne sont pas celles auxquelles de grandes entreprises ou de grands laboratoires pourraient penser.

Dans le domaine plus spécifiquement biologique, pendant des années les ordinateurs ont été incapables de simuler facilement et rapidement une opération fondamentale des systèmes vivants : le pliage des protéines. On avait alors recouru à l’intelligence collective humaine, grâce à un jeu crowdsourcéFoldit, où des centaines de personnes s’amusaient à plier des protéines « virtuelles » sous le regard des scientifiques. Pendant longtemps, la communauté Foldit a tenu la dragée haute aux logiciels spécialisés. Mais depuis, un système comme AlphaFold semble changer la donne. Y a-t-il donc aujourd’hui une place pour des systèmes d’intelligence collective comme Foldit, ou leur temps est-il passé ?

Je pense que ces dispositifs de type crowd vont finir par être totalement remplacés par l’IA. Ces systèmes continueront sans doute à exister mais surtout pour faire de la pédagogie.

Je pense à cette idée, défendue notamment par Garry Kasparov, que la combinaison de l’intelligence artificielle et du cerveau humain donnerait de meilleurs résultats que des humains tout seuls ou des intelligences artificielles toutes seules. Ne peut-on imaginer que des communautés comme Foldit vont être en mesure de travailler avec des IA comme AlphaFold pour obtenir des résultats encore meilleurs ?

Je pense surtout que les humains vont entraîner les IA.

Tu as été membre du CNNum, pendant deux ans. Qu’est-ce que les politiques pensent du sujet ?

J’ai rejoint le CNNum en 2018. Assez rapidement, j’ai fait émerger un groupe de travail autour des rapports entre le numérique et le climat. J’ai voulu donner une impulsion particulière à ce groupe : on ne se contenterait pas seulement de pondre des rapports, on essaierait de prototyper de nouveaux outils à destination de la société et de proposer des cas d’usage qui pourraient in fine être développés par des agences de l’État, mais aussi des ONG ou des startups qui souhaiteraient s’y impliquer. Par exemple, on se demandait comment fournir une plateforme à des citoyens leur permettant de connaître le « score local » de leur région, ou même de leur commune, en matière environnementale : dépense d’énergie, biodiversité, etc. Ils auraient pu ainsi savoir  ce qui pêche, ce qui fonctionne…  l’idée était donc de mettre à disposition ce genre d’outils pour aider les collectivités locales ou les associations à piloter des projets avec une meilleure compréhension des enjeux locaux. Pour réaliser cela,, il faut rassembler énormément de données au même endroit, il faut prendre contact avec un grand nombre d’institutions et d’agences, et de fait on a rencontré énormément de personnes. 

Mais ce qu’il faut savoir, c’est que si le CNNum désire obtenir des moyens, il faut qu’il soit saisi par un ministère, validé par un ministre. Parfois le CNNum peut s’auto-saisir, mais c’est surtout s’il n’a pas besoin de ressources supplémentaires. Par exemple, pour rédiger un rapport. Comme les membres sont bénévoles, cela ne coûte rien.

Bref, tout le monde au CNNum était assez enthousiaste à l’idée de cette approche, mais on s’est confronté à la lourdeur administrative, à la complexité des circuits de décisions qui existent au sein de ces grands paquebots que sont les ministères. Pour moi, ça a été une découverte. Une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le CNNum était justement parce que j’y voyais un moyen de se rapprocher de ces institutions, essayer de mieux comprendre comment elles fonctionnent… Et je n’ai pas été déçu ! Au final, on n’a jamais pu obtenir de saisine. En plus, le ministre de l’écologie a changé plusieurs fois à cette époque. Au bout d’un an, le COVID est arrivé et de mon côté, j’ai lancé JOGL. Il m’a fallu faire un choix. Je me suis un peu mis en retrait pour me consacrer à JOGL et tout ce qui est sorti finalement ce sont des rapports.

Au final, j’ai trouvé l’exercice intéressant. Ça m’a permis de creuser la question de l’utilité du numérique dans les domaines du climat ou de la biodiversité. Mais ça ne m’a pas convenu, je n’y étais pas à ma place. Je préfère agir plus directement via l’entrepreneuriat, qu’il soit social comme dans une ONG ou au sein d’une startup.

Emmanuel Macron disait qu’il voulait que l’État fonctionne comme une startup. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, mais dans certains aspects, comme dans le cas de ces groupes de travail où des experts de plein de domaines sont réunis, c’est vraiment passer à côté de quelque chose que de ne pas leur donner la capacité de développer leur potentiel.

Que penses-tu des systèmes open access en science, y compris ceux qui ne sont pas forcément légaux, comme Sci-Hub ?

Ça me paraît essentiel ! L’intérêt de la science, c’est d’être le plus efficace possible. Aujourd’hui, la science est une industrie, elle est portée par de multiples entités, il y a une industrie de service qui est tout autour ; c’est un objet complexe qui brasse des milliards, mais cela reste quand même un objet noble qui vise à améliorer la qualité de vie et même de survie de l’être humain sur cette planète. Mais, comme on l’a vu tout à l’heure lorsque je t’ai décrit le cycle de vie d’un projet, l’un des principaux freins au progrès scientifique est le manque d’accès à l’information. Quand tu fais partie d’une grande institution, ça ne pose pas trop de problème, parce que celles-ci ont les moyens de payer. Mais aujourd’hui, ce ne sont pas que les universités occidentales qui sont en mesure de faire avancer la science. Il y a toutes les universités d’Asie, d’Afrique, d’Amérique du Sud, ainsi que toutes les entreprises d’innovations qui se trouvent dans ces pays. On réduit le potentiel d’intelligence collective pour résoudre les problèmes complexes, ainsi que des problèmes locaux qui sont portés par des minorités qui ont moins de moyens et donc moins d’accès à l’information.

Le modèle de la publication « sous verrou » n’est vraiment pas bon. C’est l’héritage du XXe siècle, pré-numérique, à l’époque où des journaux papiers devaient gérer tous les aspects éditoriaux. À l’époque, les libraires avaient le sommaire des différentes publications, et le chercheur regardait ce dernier, trouvait un titre qui l’intéressait, et le commandait au libraire pour en recevoir la version imprimée.

Aujourd’hui, si quelqu’un veut partager des recherches, il peut les publier directement sur un serveur de preprint, comme Arxiv. Mais la différence avec l’ancien système, il n’y a pas cette fois de peer review.

Mais a-t-on vraiment besoin de publications classiques pour faire de la peer review ? Je ne le pense pas. Je pense qu’aujourd’hui on peut élaborer des processus d’évaluation continue des résultats de travaux scientifiques. Revenons à la notion de cycle de vie d’un projet. Pour moi, la vie d’un papier doit commencer avant même sa publication, et ne doit pas se terminer une fois publié ! Il faut que la communauté scientifique soit capable de réagir de manière constante sur les méthodes, sur les données brutes, sur les discussions. On va pouvoir en fait totalement transformer ce qui est l’objet d’un résultat scientifique. C’est ce qu’on essaie de faire avec JOGL. On essaie de partager le plus vite possible les enjeux d’un projet, les premiers résultats, les méthodes, tout en gardant bien sûr la trace des auteurs afin de récompenser ceux qui travaillent en termes de réputation.

La question est donc de savoir comment on peut mettre en place un système d’évaluation par les pairs au cours de la conduite du projet. Mais ce qui manque, c’est comment remplacer ce qu’on appelle les « facteurs d’impact ». Le facteur d’impact est associé à un journal. C’est le nombre moyen de citations qu’obtiennent les articles publiés dans ledit journal. Par exemple, si on dit que Nature a un facteur d’impact de 60, cela veut dire que les articles qui y sont publiés sont cités en moyenne soixante fois. Si tu prends une même étude publiée dans Nature ou dans un journal de troisième zone, il est évident que la publication dans Nature sera bien plus citée. Pour moi, il faut développer ces effets de validation différemment. On va pouvoir les faire émerger à travers des phénomènes de communautés d’experts. Ce sont celles-ci qui seront en mesure de faire monter une étude plutôt qu’une autre, parce qu’elles pensent que celle-ci peut avoir un impact important.

Ce serait en fait un peu la même procédure que tu mentionnais pour les projets, mais cette fois pour des publications ?

Complètement ! Il s’agit de pouvoir récompenser tout type de travail. Les facteurs d’impact sont importants pour les financeurs qui vont mettre de l’argent dans les laboratoires ou des équipes, et veulent être sûrs qu’elles seront capables de donner des résultats. Ce qu’on essaie de faire avec Jogl, c’est par exemple si tu es un financeur qui veut investir dans la guérison du cancer du sein, tu pourras aller directement voir la communauté d’experts du sujet, lui donner l’argent et lui dire : allouez-moi ces financements de manière optimale, sur des projets que vous pensez actuellement être les meilleurs. C’est pour nous une méthode d’allocation de ressources dix fois plus efficace que ce qui existe aujourd’hui. Lors de notre campagne sur le COVID, on a eu 150 projets, on en a financé 36, avec 120 000 euros en tout. On a effectué des micro-subventions, entre 1000 et 5000 euros à la fois par projet. Mais chaque projet pouvait recevoir un financement plusieurs fois. Tous les trois mois, il y avait en effet un nouveau tour de financement, et lorsqu’un projet avait bien réussi, montrait de nouveaux résultats, il pouvait être refinancé. Certains ont pu bénéficier de subventions jusqu’à quatre fois. À la fin, sur ces 36 projets, plus de 80 % d’entre eux sont arrivés à une publication scientifique ou à réaliser un prototype fonctionnel (22 prototypes et une douzaine d’articles scientifiques). En général, avec 120 000 euros, tu finances une personne sur trois ans, qui va peut-être produire trois publications. On a vraiment pu changer les règles du jeu. En termes de rendement, on n’est pas deux à trois fois supérieur, on est 10 fois supérieur. On est de plus capable de détecter des talents, des idées. On a eu des projets qui ont été validés par des étudiants, et même un qui était porté par des lycéens !

On fête aujourd’hui nos quatre ans. Pendant quatre ans, on a été une association. On a expérimenté, on a essayé de voir comment pourrait fonctionner cette approche communautaire. Aujourd’hui, la plateforme de Jogl sort de l’association et devient une entreprise et va proposer sa plateforme aux instituts de recherches, aux universités, aux fondations, aux centres d’innovation, aux agences publiques, afin de leur permettre de mieux gérer leur écosystème, de talents, de projets, de ressources, et aussi pour permettre à ces écosystèmes de s’interconnecter entre eux, pour créer une énorme place de marché qui permettra à des idées ou des projets de trouver le meilleur parcours de développement de manière simplifiée. On va ainsi créer des passerelles entre des mondes qui ne se parlent pas du tout : public et privé, industries et startups ou ONG… Cela permettra aux actuels écosystèmes de mieux fonctionner, mais permettra également l’émergence d’une nouvelle génération d’organisations de recherches qui seront décentralisées par essence.  Il n’y aura pas forcément d’entité légale, avec un site, un campus, etc. Les instituts de recherche de demain, sur Jogl, seront des rassemblements de talents, d’organisations, de ressources partagées.  Et les donateurs pourront suivre l’impact de leur financement, voir comment leur argent sera employé (aujourd’hui, si tu donnes par exemple à l’Institut Pasteur, tu ne sais pas vraiment ce qui se passe après).

Nous pensons aujourd’hui disposer de suffisamment de preuve de concept pour montrer que nous avons créé un modèle d’innovation qui fonctionne. 

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