Laurent Courau « Berlin 1989, année zéro de la mutation »

Laurent Courau
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Retour aux sources avec « Berlin 1989, année zéro de la mutation », chapitre d’introduction de Mutations pop et crash culture, la première anthologie de La Spirale.org parue en avril 2004. Où il était déjà question de marges créatives et d’avant-gardes  technologiques, de réseaux informatiques et de réalité hybride, de prospective mutante et de futurs alternatifs.

Présentation du livre :

Avec la chute du mur de Berlin en 1989, finies les années pop et punk. Place à la contre-culture numérique et ses excroissances mutantes. Le premier numéro du magazine Wired sort le 26 janvier 1993. Les cultures marginales envahissent les réseaux informatiques. Laurent Courau, sur son site La Spirale, a suivi le développement de cette aventure. Voici son anthologie avec entre autres : Maurice G. Dantec, Mark Frauenfelder de Boing Boing (le fanzine des joyeux mutants), Maxence Grugier (Cyberzone), Lisa Palac (Future Sex), R. U. Sirius (Mondo 2000), Bob Helms de Guinea PigZero (jobzine pour les cobayes humains), The Billboard Liberation Front (pirates médiatiques), Lukas Zpira.02 (Body Art & Body Hacktivisme), les nomades technologiques du Cyberbuss, les U Knight (fondateurs du VHEMT, un mouvement pour l’extinction de la race humaine), Rick Rinker (activiste satanique, fondateur de 600 Club), Natasha Vita-More (artiste extropienne et transhumaniste), Kevin Warwick (chercheur spécialisé dans les implants technologiques), Richard Metzger (Disinformation), Alien Nation (organisateurs de soirées artistiques fétichistes), Farrah (artiste numérique transgenre), Cybermousse (exhibitionniste des réseaux informatiques), Father Sebastian (figure de proue de la scène vampyrique), les Suicide Girls (punkettes féministes éditant leur site érotique), Poupée Mécanique, etc.

Artistes cyberpunks, body hacktivistes, évangélistes sataniques, exhibitionnistes des réseaux informatiques, scientifiques transhumains, militants queer, pirates médiatiques, joyeux mutants, cyborgs, grands prêtres vampyriques, body-buildeuse extropienne, cobayes humains, pornographes numériques, volontaires pour l’extinction de la race humaine… Mutations pop & crash culture réunit pour la première fois sur un support imprimé une part importante des interviews publiées dans La Spirale durant ses huit premières années d’agitation digitale, accompagnées de textes permettant de les resituer dans un contexte chaotique et culturel. Bienvenue dans le nouveau désordre mondial ! Le grand cirque millénariste vient d’ouvrir ses portes. Prenez place, le spectacle va commencer !

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Illustrations © Mondocourau.com

BERLIN 1989, ANNÉE ZÉRO DE LA MUTATION ?

C’était un jeudi, le jeudi 9 novembre 1989. L’usine désaffectée de la banlieue industrielle de Hanovre où nous nous trouvions cette nuit-là était balayée par une pluie sombre et glaciale. Ambiance de fin d’automne germanique. Les Instigators venaient de quitter la scène dans une dernière avalanche de bruit saturé, apothéose métallique d’une performance donnée comme chaque soir sur le fil du rasoir, et la foule de crânes rasés et d’iroquois, qui s’entrechoquaient quelques minutes plus tôt dans le fracas des guitares, se retirait calmement de la salle de concert, laissant derrière elle une odeur typique de sueur froide et de bière renversée. Le périple des G.I. Love et des Instigators, deux groupes que j’accompagnais dans leur tournée des squats du nord de l’Europe, touchait à sa fin après plusieurs semaines d’errance à travers les zones d’autonomie temporaire du vieux continent. Nous nous préparions à ranger le matériel des musiciens éparpillé sur la scène, les oreilles encore bourdonnantes de leur vacarme, lorsque l’organisateur accourut pour nous annoncer la chute du mur de Berlin. Hasard de notre longue marche aux avant-postes de la culture occidentale de cette fin de siècle, les frontières venaient de s’effondrer entre les deux Allemagnes et nous étions attendus dès le lendemain soir pour une série de concerts dans l’oeil du cyclone. Notre traversée des autoroutes est-allemandes se déroula comme dans un rêve étrange. Souvenirs chaotiques de postes frontières gardés par des militaires en uniforme et de colonnes de tanks filant sous le crachin. À la nuit tombée, les légendaires façades peintes des maisons occupées du quartier de Kreuzberg défilaient sous nos yeux. Roses et verts fluorescents, imprimés léopard, cuirs noirs, rouge sang et gris béton, les couleurs et les textures de l’internationale punk. Les concerts furent d’une rare intensité. Les hordes de fans venus de l’Est assistaient pour la première fois aux exactions scéniques de groupes occidentaux. Mêlées de corps décharnés, apocalypses sonores, la tension poussée à son paroxysme nous laissa tous exsangues, acteurs et spectateurs confondus, égarés face à la marche de l’histoire. Visions de grappes humaines rassemblées au pied du mur à la lueur des lampes au tungstène, images de stands de t-shirts fraîchement imprimés à la gloire de Gorbatchev aux alentours de Checkpoint Charlie. Le son des pics qui cassent le béton graffité pour en découper des portions que l’on retrouverait quelques jours plus tard dans les galeries d’art des grandes capitales. Les foules déambulant comme perdues dans les rafales de blizzard qui déferlaient sur le gigantisme des avenues de l’ancienne capitale du Reich. Spectateurs impuissants, nous percevions l’inquiétude des squatteurs berlinois face aux nouvelles menaces qui pesaient sur le confort précaire de leurs refuges alternatifs avec la chute, non plus du mur mais du statut de forteresse assiégée de leur ville d’adoption. Mais nous étions encore bien incapables de prendre la véritable mesure des événements qui se déroulaient sous nos yeux. Déjà, se profilait la fin d’une période, la fin d’une histoire. Le ver était dans le fruit depuis de trop longues années, couvé par une agitation libertaire croissante, et il ne restait plus à ce dernier qu’à s’écraser au pied des tours de verre et d’acier d’un libéralisme momentanément triomphant. Un point de non-retour venait d’être atteint. L’électrochoc serait sans appel, libérant des forces insoupçonnées et nous serions bientôt tous emportés dans le tourbillon du millénaire naissant.

Retour sur une décennie séminale. Les années quatre-vingt démarrent dans le sillage de la vague punk, sur fond de crise sociale et de révolte adolescente. Parti de New York et de Londres, ce sursaut hystérique et violent traverse la sphère culturelle de la fin des seventies avec la fulgurance d’un missile balistique. Sa déflagration résonnera sur la planète tout entière et imprimera d’une marque indélébile la culture populaire des décennies à venir. Très vite, à peine deux années après les scandales qui ont entaché le jubilé de la reine d’Angleterre, Johnny Rotten, l’emblématique chanteur des Sex Pistols, prend ses distances d’avec la spirale autodestructrice qui emportera de trop nombreux acteurs d’un mouvement laminé par l’alcool et les drogues dures pour se lancer dans de nouvelles expérimentations. Il fonde Public Image Limited, une formation musicale au nom prophétique dont l’acte fondateur aura été de casser les frontières séparant musique noire et musique blanche, en mixant dans un même élan les infra-basses du dub, la hargne du punk-rock et les synthétiseurs détraqués de la musique industrielle. Metal Box, leur premier disque sorti en 1979, annonce la fusion musicale qui deviendra le phénomène culturel majeur de la décennie naissante. Repousser les limites, mélanger les genres, la scène artistique occidentale ne se remettra pas de cette nouvelle forme de subversion et nombreux sont les artistes qui emboîtent le pas à ces terroristes sonores de masse. Les cartes se brouillent et les esprits sectaires ont du mal à se retrouver dans le mélange des genres. Punks, skinheads, rastas, psychobillies, b-boys, gothiques, les tribus et les uniformes se multiplient sur les trottoirs des villes. Les bottes de cuir lacées des dockers anglais côtoient les chaussures de sport des amateurs de breakbeats. L’énergie fracassante du punk copule avec la sensualité de la musique funk et les soirées du collectif Wild Bunch enflamment les nuits de Bristol. La confusion est totale. Il ne se passe plus une semaine sans que de nouvelles sonorités viennent bousculer les charts des revues musicales. La musique High Energy domine les clubs gays aux États-Unis. Perdus dans les ruines de la Motor-City, Derrick May, Juan Atkins et les disc-jockeys de Detroit concoctent un son radicalement nouveau qui allie la froideur des boucles synthétiques de l’électro-pop européenne aux rythmiques de la disco. Ils sont encore loin d’imaginer qu’ils accouchent d’un nouveau genre qui révolutionnera la production musicale des années qui vont suivre. Parallèlement à cette agitation musicale, de nouveaux réseaux de communication et de distribution se constituent pour soutenir les initiatives marginales. L’usage du mail art se généralise. Les artisans culturels de la planète tout entière échangent leurs collages sonores et visuels à travers la poste. Les labels anglais Deleted Records, Fuck Off Records et New Crimes Tapes annoncent qu’il suffit de leur faire parvenir une cassette vierge et une enveloppe timbrée pour recevoir gratuitement en retour des copies de leurs productions. À l’instar de la culture hip-hop des années soixante-dix, fondée sur le détournement des platines de disques et des bombes de peinture par les disc-jockeys et les graffeurs du Bronx, ces réseaux accaparent de nouveaux outils pour générer leurs propres formes de création. La démocratisation de la photocopieuse, un instrument de reproduction pourtant mis sur le marché par Xerox dans les années soixante, donne libre cours à la créativité des éditeurs alternatifs en baissant de manière significative les coûts d’impression. Les radios libres explosent et on voit rapidement apparaître une génération spontanée de fanzines photocopiés et de médias autoproduits pour pallier l’ignorance de ce bouillonnement créatif par les médias et les institutions. Exemple parmi tant d’autres de l’importance de cette nébuleuse médiatique, le fanzine punk Maximum Rock ‘n’ Roll, lancé depuis les collines de Berkeley (un haut lieu de la contre-culture hippie et des mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam dans les sixties) réussit le tour de force de s’imposer sur les cinq continents par la seule force d’un réseau de fans et de distributeurs alternatifs. Dans un univers de plus en plus dominé par la technologie, il n’aura pas fallu attendre longtemps pour que les marges s’emparent des machines et que les outils de production culturelle de masse échappent au contrôle des pouvoirs en place.

À la même époque, plusieurs sociétés managées par de jeunes informaticiens fomentent une révolution sans précédents dans l’histoire humaine : la démocratisation de l’informatique. Bill Gates présente officiellement la première version du système d’exploitation Microsoft Windows en novembre 1983. Trois ans plus tard, Apple, la compagnie de Steve Jobs qui innove sur le marché des micro-ordinateurs depuis 1979, lance le Macintosh Plus. En l’espace de quelques années, l’extraordinaire vulgarisation des outils informatiques va repousser à son tour les limites du possible et permettre l’émergence d’une génération d’artistes qui s’appropriera les logiciels de création balbutiants pour donner naissance à de nouvelles formes d’expression. Les frontières qui séparent l’art de la technologie s’estompent, provoquant une fracture entre la minorité qui maîtrise ces techniques et le reste de la population. Les circuits imprimés des boîtes à rythmes déclenchent une nouvelle querelle des anciens et des modernes dans la scène musicale. La Californie, toujours à la pointe de la démence culturelle, synthétise une nouvelle mouvance, la cyberculture, qui associe les technologies de pointe aux initiatives les plus marginales. L’impact de ce zapping conceptuel sera immense. On assiste au retour sur l’avant-scène de Timothy Leary, philosophe mystique et grand promoteur du LSD, l’acide lysergique cher aux freaks des sixties. Des strates inconnues s’intègrent à la réalité consensuelle. Les cyber-primitifs replacent le corps et les rituels au centre de leur univers. L’ecstasy fait son apparition sur les marchés parallèles et rend le sourire aux hooligans britanniques. Les adeptes de l’Acid House parcourent les campagnes, loin des clubs aseptisés des centres-villes, pour des rave-parties organisées en toute illégalité. Longtemps fédérées autour des phénomènes musicaux, les marges se lassent de la récupération systématique opérée par les multinationales du disque. Le champ de bataille culturel se déporte sur des terrains jusque-là inexplorés. Les travellers anglais renouent avec les errances de la Beat Generation de Jack Kerouac. On assiste à une résurgence du nomadisme érigé en mode de vie par des tribus migratrices comme la Mutoïd Waste Company qui emprunte à l’esthétique inquiétante des hordes motorisées de Mad Max. L’épidémie de Sida bat son plein et donne naissance à de nouveaux comportements radicaux. La philosophie straight-edge prône le contrôle de soi, l’abandon des drogues et le végétarisme au moment même où le sadomasochisme et les sexualités dites extrêmes se propagent dans la pop culture. La pensée de Marshall McLuhan revient à la mode et le médium se confond de nouveau avec le message. De nouvelles mythologies se façonnent dans les ténèbres souterraines. Les réseaux informatiques pénètrent l’imaginaire populaire, les légendes urbaines autour du piratage d’ordinateurs du Pentagone par des adolescents surdoués se multiplient. Quelque chose comme le squelette d’une nouvelle contre-culture numérique et globale se dessine entre les lignes de code et les digressions cyberpunks de Bruce Sterling et de William Gibson s’imposent dans la culture de masse. Sombres, technologiques et urbains, leurs romans ont réussi là où la science-fiction de leurs aînés avait échoué : livrer une vision crédible du futur qui nous attend. L’an 2000 ne se passera pas dans l’espace mais dans la rue.

Bientôt rien n’arrêtera plus les torrents d’informations libertaires qui se préparent à déferler sur les réseaux médiatiques. La boîte de Pandore est ouverte et l’hydre Internet déploie déjà ses tentacules dans l’ombre. Il avait fallu plusieurs siècles à l’imprimerie pour se répandre en Europe. Quelques années suffiront aux autoroutes de l’information pour tisser leur toile à travers la planète tout entière. Attaqués dans leurs chairs, les nouveaux réactionnaires rêvent d’un monde orwellien. Mais il est trop tard pour reculer. Le futur est en marche sur les avenues de l’interzone mondiale. Le mur de Berlin s’effondre, entraînant dans sa chute l’illusion d’un monde bipolaire née dans les ruines de l’après-guerre. Le chaos gagne le champ politique et la société humaine entre dans l’ère de la mutation digitale. Le grand cirque millénariste peut enfin ouvrir ses portes. Prenez place, le spectacle va commencer…

Laurent Courau

. Mutations pop et crash culture, une anthologie de la Spirale.org
. Editions Le Rouergue / Chambon
. 400 pages dont un cahier couleurs de 16 pages / 25 Euros

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