Boing Boing ? Carla Sinclair & Mark Frauenfelder « La meilleure manière de prédire l’avenir est de le créer »

Laurent Courau
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Retour vers le futur avec Carla Sinclair et Mark Frauenfelder, les deux créateurs de Boing Boing.

Fanzine photocopié lancé à la fin des années 1980 en Californie, Boing Boing s’est par la suite incarné sous la forme d’une revue imprimée, puis d’un blog et enfin de l’un des sites les plus populaires de l’Internet mondial. Sans jamais cesser  de promouvoir une vision drôle, optimiste, subversive et colorée de nos sociétés en accélération.

Parmi leurs hauts faits d’armes, les connaisseurs se souviendront de la parution en 1995 du séminal Happy Mutant Handbook. Un recueil de textes et d’images iconoclaste qui mêlait pêle-mêle des recettes pour hacker votre propre réalité, un guide de l’auto-production numérique alors balbutiante, des planches de bandes-dessinées alternatives et une foule d’autres articles et contenus inclassables.

Une approche aussi enthousiasmante qu’atypique, dont l’influence se fait ressentir jusqu’à aujourd’hui dans les pages de Mutation, notre Manuel de survie pour le XXIe siècle. Et c’est donc en nous rencontrant de visu au mois de juillet 2022 à Lyon, après deux décennies d’échanges épistolaires, que nous avons convenu de cet entretien ; de quoi placer notre nouveau média sous les meilleurs augures. 

https://boingboing.net/

Propos recueillis par Laurent Courau.
Illustration de Chip Wass pour The Happy Mutant Handbook (1995) © Chip Wass
Portrait de Carla Sinclair et de Mark Frauenfelder © Carla Sinclair et Mark Frauenfelder

Cette interview est la première que je réalise pour notre nouveau magazine, Mutation. Un choix évident tant Boing Boing et votre Happy Mutant Handbook (publié à l’origine en 1995) ont été et restent encore des sources d’inspiration importantes pour nous. Notre précédent entretien remonte à la fin des années 1990. Quel regard portez-vous sur les 25 dernières années, une période d’accélération probablement unique dans l’histoire de l’humanité ?

Mark : Lorsqu’on réfléchit aux 25 dernières années, il est extraordinaire de voir à quel point la communication en ligne et les technologies numériques ont accéléré – mais nous savions que nous allions dans cette direction. Nous avions imaginé que cet essor technologique serait un vecteur de promotion efficace pour les idées novatrices et, à cet égard, il a répondu à nos attentes.

Cependant, nous étions quelque peu naïfs quant au potentiel de leur utilisation abusive. Il est devenu évident que ceux qui ont des tendances autoritaires ont également exploité cette technologie à des fins d’organisation et d’influence. Bien que cela semble évident avec du recul, notre optimisme initial nous a amenés à penser qu’elle permettrait principalement à des groupes plus petits et marginalisés d’exprimer leurs points de vue et de provoquer des changements au niveau mondial.

Carla : En même temps, regardez les avantages considérables que les plateformes en ligne ont apportés. Prenons, par exemple, l’influence de l’Internet sur des mouvements tels que Black Lives Matter et Me Too. Ces plateformes ont permis aux individus de partager leurs messages et de s’organiser à une échelle inimaginable, 25 ans en arrière. S’il est facile de s’attarder sur les aspects négatifs de ces technologies, car elles peuvent s’avérer alarmantes, il est tout aussi important de reconnaître les développements positifs qu’elles amènent. À bien des égards, nous avons constaté des progrès considérables vers un monde plus équitable.

Mark : Le mouvement mondial en faveur d’une réforme de la lutte contre la drogue en constitue un exemple clair. Nous assistons également à des progrès significatifs en matière de réforme des prisons et de droits des personnes LGBTQ+. Malgré les défis qu’il comporte, notre monde numérique a démontré son potentiel comme catalyseur de changements significatifs.

Boing Boing a toujours su proposer une vision joyeuse, optimiste et constructive du monde qui nous entoure. Alors que notre civilisation traverse une série de crises écologiques, énergétiques et géopolitiques sans précédent, parvenez-vous à conserver cette joie de vivre aujourd’hui en 2023 ? Et si oui, d’où puisez-vous votre optimisme ?

Carla : Notre optimisme tient à la conviction que la majorité des gens sont intrinsèquement bons. Les résultats des sondages révèlent généralement que l’opinion publique penche en faveur du progrès. Malheureusement, une minorité a souvent réussi à manipuler le système et à l’exploiter à des fins personnelles. Chez Boing Boing, nous avons adopté une approche imprégnée d’humour noir pour satiriser et tourner en dérision la corruption, l’autoritarisme qui pervertissent les gouvernements et les différents systèmes.

Mark : S’il est essentiel de défendre ce qui est juste, nous insistons également sur l’importance de savourer les joies de la vie. L’un des manières de le faire consistant à s’en prendre avec humour à l’élite dirigeante – un exutoire thérapeutique pour les frustrations refoulées. La dénonciation de la corruption peut entraîner des changements significatifs. Elle sensibilise la population et l’empêche d’accepter aveuglément le statu quo comme une réalité immuable.

Carla : Le changement est toujours à portée de main, et l’humour a toujours été l’un des outils les plus efficaces pour provoquer ce changement. En fin de compte, il vaut mieux rire que pleurer. Il est important d’avoir une perspective joyeuse sur la vie et l’infini de possibilités qu’elle nous offre.

En matière de science et de technologies, quelles sont selon vous les pistes de solutions les plus prometteuses face aux grands défis du XXIe siècle ? Quelles sont les avancées technologiques ou les découvertes scientifiques qui ont récemment retenu votre attention ?

Mark : Plusieurs avancées présentent des solutions prometteuses à certains des défis les plus pressants auxquels nous sommes confrontés. Le dessalement de l’eau fait partie de ces pistes qui me viennent immédiatement à l’esprit. Alors que le monde est confronté à de graves pénuries d’eau et que certaines régions s’acheminent dangereusement vers la désertification, les percées technologiques dans le domaine du dessalement de l’eau de mer s’avèrent porteuses d’espoir. Imaginez l’impact transformateur que ça pourrait avoir sur les régions qui manquent d’eau douce, si nous pouvions facilement convertir l’eau de mer en une forme utilisable.

Néanmoins, la distribution de cette eau dessalée, un processus qui nécessite beaucoup d’énergie, constitue un défi connexe. Dans le comté de Los Angeles, par exemple, un quart de l’électricité consommée est utilisé uniquement pour transporter l’eau d’un point à un autre. Ce qui souligne l’urgence de développer des sources d’énergie abondantes et bon marché. Même si mon point de vue ne fait pas l’unanimité, je crois au potentiel d’une énergie nucléaire sûre. Des technologies telles que les réacteurs à lit de boulets, conçus pour éviter la proximité de matières radioactives pouvant provoquer un accident, existent depuis un certain temps. Parallèlement, le coût de l’énergie solaire ne cesse de diminuer, ce qui en fait une option de plus en plus viable.

La lutte contre la crise climatique reste une préoccupation monumentale. Pourtant, nous sommes optimistes. Nous pensons qu’il est possible d’innover pour nous sortir de cette situation difficile. Les technologies de captage du carbone, associées à des méthodes de stockage du carbone capté, par exemple dans des volcans éteints, peuvent changer la donne.

Au-delà des innovations technologiques, quelles sont les initiatives culturelles ou les expériences artistiques que vous suivez et appréciez aujourd’hui ? Lesquelles, selon vous, porteraient selon vous des pistes de solution pour notre avenir commun ?

Mark : À une époque où le numérique domine la plupart de nos expériences, les rencontres en direct sans filtre ont un charme unique. Le simple fait de se plonger dans la culture locale peut être gratifiant. Les foires de makers en constituent un excellent exemple, comme celles que nous avons eu le plaisir d’aider à organiser lorsque nous étions rédacteurs en chef des magazines MAKE et Craft. Notre grand festival annuel se déroulait dans la baie de San Francisco. Plus de 100 000 passionnés y participaient, témoignage de leur joie de partager des créations nées dans les arrière-cours et les garages.

Carla : Mais en même temps, la technologie numérique a rendu les cultures du monde entier accessibles, jusqu’à ceux qui résident dans des régions éloignées. Il est fascinant de voir comment un adolescent de l’Iowa peut désormais s’immerger dans les dernières tendances de la mode japonaise à Tokyo, grâce à des plateformes telles que Discord. Ils peuvent librement échanger des photos, discuter de la mode de style Harajuku ou approfondir un million d’autres sujets – un changement culturel transformateur, en effet.

Mark : La démocratisation des outils de création et de production médiatique est une autre évolution passionnante. Nous nous souvenons de nos débuts avec Boing Boing, où nous assemblions un fanzine à l’aide de ciseaux, de colle et d’un logiciel rudimentaire de publication assistée par ordinateur (PAO). Aujourd’hui, n’importe qui peut tourner et monter un film de manière professionnelle, à l’aide d’un simple smartphone et d’un logiciel peu coûteux. Le résultat dépasse souvent la qualité de production des films des années 1990.

L’intégration de l’intelligence artificielle dans des outils de création numérique tels qu’Adobe Photoshop promet de révolutionner les activités créatives. Alors que certains s’inquiètent de potentielles pertes d’emploi, nous considérons ces avancées comme des outils qui permettent aux concepteurs de réaliser des prouesses encore plus extraordinaires. Le succès d’Adobe Photoshop, par exemple, n’a pas remplacé les designers professionnels ; il leur a donné les moyens de créer des designs encore plus remarquables. Nous croyons qu’il faut exploiter la technologie pour inspirer la créativité et susciter des changements positifs.

Je viens de relire votre Happy Mutant Handbook, publié en 1995. La distinction que vous y établissez entre « normaux », « mutants malheureux » et « joyeux mutants » me semble plus pertinente que jamais. Quels conseils pratiques donneriez-vous à nos lecteurs qui ont des difficultés à rejoindre le camp des « joyeux mutants » ? Que faut-il pour devenir un « joyeux mutants » et profiter au maximum de notre XXIe siècle ?

Carla : Pour devenir un « joyeux mutant », il faut avant tout adopter un bon état d’esprit. L’adage « rien n’est en soi bon ou mauvais, la pensée le rend tel » est plein de sagesse. Un sens aigu de la curiosité, une volonté d’expérimenter (et éventuellement d’échouer) et l’ouverture à de nouvelles aventures restent des ingrédients essentiels pour devenir un « mutant ». Que vous évoluiez pour devenir un mutant « heureux » ou « malheureux » dépend de votre cadre mental.

S’il est vrai que certains aspects de votre bonheur correspondent à des prédispositions génétiques ou se trouvent influencés par des circonstances extérieures, il est important de se rappeler que nous conservons un certain contrôle sur notre thermostat émotionnel. Avec un bon état d’esprit et une bonne dose d’humour, vous pouvez régler le thermostat sur la joie et l’émerveillement.

Pour vivre pleinement le XXIe siècle en tant que « joyeux mutant », il faut cultiver la positivité, la résilience, une soif insatiable de connaissances et de nouveautés. Considérez l’échec comme une opportunité de croissance et non comme une impasse. Et surtout, n’oubliez pas de rire.

Nous avons tous entendu ou lu les débats en cours sur les dangers potentiels de l’intelligence artificielle. Au-delà des promesses et des dangers de ces nouveaux outils, n’est-ce pas notre propre espèce qui doit repenser sa manière de se comporter, dans son ensemble, sur notre planète et dans l’univers ? Et n’est-ce pas là que nous avons le devoir d’éclairer nos lecteurs, en tant que média ? En proposant des récits positifs, alternatifs aux discours de plus en plus conflictuels des grands médias et des réseaux sociaux ?

Mark : Les discours sur l’intelligence artificielle virent souvent vers l’alarmisme et la négativité, mais n’oublions pas les immenses promesses que ces technologies recèlent. Si nous considérons l’IA comme un partenaire ou un assistant avancé, elle nous ouvre la voie vers des possibilités infinies. Des milliards de personnes utilisent déjà leur smartphone comme un deuxième cerveau pour stocker des informations et chercher des réponses ; l’IA ne fait que développer ce concept.

Une idée fascinante circule ces jours-ci : celle du « centaure », un partenariat entre l’homme et l’IA. Le meilleur joueur d’échecs au monde n’est ni un humain, ni une machine, c’est un « centaure ». En tirant parti de leurs forces respectives et en compensant leurs faiblesses, ils peuvent réaliser des exploits jusqu’alors considérés comme impossibles. À mesure que nous progresserons, nous serons de plus en plus nombreux à adopter ce modèle de « centaure » et à obtenir des résultats dont nous ne pouvons que rêver aujourd’hui.

Toutefois, cette approche nécessite de la vigilance pour garantir l’équité. Les données d’entraînement qui alimentent l’apprentissage automatique doivent être transparentes et ouvertes à des examens minutieux, afin d’en détecter et d’en rectifier les biais.

Vous êtes les heureux parents de deux jeunes femmes. Comment imaginez-vous votre avenir et celui de vos enfants dans les années et décennies à venir ?

Mark : C’est Alan Kay qui a fait remarquer que la meilleure façon de prédire l’avenir reste de le créer. En jouant un rôle actif dans l’élaboration de notre avenir, nous pouvons contribuer à un monde plus équitable, plus engageant et plus agréable pour tous. Si l’on considère les 30 dernières années, on constate que beaucoup de choses s’améliorent, tandis que d’autres se détériorent, une tendance qui devrait se poursuivre.

Quant à nos filles, nous espérons qu’elles embrasseront pleinement les aspects de la vie qui s’améliorent, en restant résiliantes face aux défis qui s’aggravent autour d’elles. Notre souhait pour elles, et en fait pour tous les jeunes, est qu’elles possèdent la capacité et la force de participer aux changements là où ils sont le plus nécessaires.

Carla : Notre rôle en tant que parents est de leur inculquer non seulement de l’optimisme, envers un avenir meilleur, mais aussi la volonté de contribuer à sa création. C’est en cultivant cet état d’esprit que nous pouvons influencer le plus positivement notre avenir et celui de nos enfants.

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