Le retour de la conscience (1/4) : la sélection naturelle nous cache tout !

Rémi Sussan
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En toute logique, on devrait penser que la sélection naturelle a tendance à favoriser les organismes capables de percevoir au mieux la réalité. De toute évidence, si j’ai un meilleur accès à ce qui m’entoure, je devrai survivre plus aisément et donc avoir plus de rejetons, non ? Et pourtant, pour le cognitiviste Donald Hoffman (@donalddhoffman), professeur de sciences cognitives à l’université de Californie, ce n’est pas le cas. Il a exposé ses travaux dans un article pour le New Scientist et a sorti un livre, The Case Against Reality. Il a également donné en 2016 une interview assez complète au magazine Quanta.

Pour vérifier le rapport entre perception de la réalité et survie, Hoffman a lancé des simulations opposant deux types d’organismes virtuels. Certains étaient capables d’avoir une perception plus précise de leur réalité simulée, d’autres au contraire ne disposaient que d’indications très parcellaires sur la valeur de survie des objets qui les entouraient. Et surprise, ce sont ces derniers qui se sont le mieux reproduits et ont survécu.

Article originellement publié sur InternetActu, au mois de novembre 2019.
Illustration © Mondocourau.com
Portrait de Donal Hoffman par David McNew, pour Quanta Magazine.

L’adaptabilité contre la vérité

Imaginons, nous explique-t-il, une créature ayant besoin d’une ressource donnée. Si elle n’en dispose pas suffisamment, elle meurt. Mais s’il y en a trop, elle meurt aussi. L’exemple qu’Hoffman donne dans Quanta Magazine est simplement celui de l’eau. Pas assez, vous mourez de soif ; trop, vous vous noyez. Imaginons que cette même créature ne possède qu’un système perceptif très limité, capable simplement de distinguer le noir et le gris. Maintenant, créons deux « races » différentes, « vérité » et « adaptabilité ». La première perçoit la vérité. Elle voit du gris s’il y a peu de ressources, et du noir s’il y en a beaucoup. La seconde perçoit le noir et le gris en fonction, si l’on peut dire, des « points de vie » que l’emplacement peut procurer. Autrement dit, si aller dans l’emplacement contenant la ressource est bon pour l’organisme, et ou si au contraire cela va nuire à sa santé. Dans ce cas, la créature verra du gris si elle récupère peu de points, du noir si elle en récupère beaucoup.

En conséquence, continue Hoffmann, chaque fois que la créature « vérité » voit du noir, elle prend un risque : peut-être touchera-t-elle le gros lot, mais elle pourra aussi faire une « overdose » qui réduira sa durée de vie et donc ses chances de reproduction. « Adaptabilité », elle, saura que les zones grises sont à éviter, et les noires à rechercher. Mais elle ignorera ce que contient véritablement la zone grise. « Voir la vérité cache l’adaptabilité, et voir l’adaptabilité cache la vérité », écrit Hoffman. Dans toutes les simulations, la race « vérité » s’éteint pour laisser la place à sa concurrente « adaptabilité ».

Selon Hoffman, cela est a été démontré mathématiquement, ainsi qu’il l’explique dans Quanta : « Le physicien et mathématicien Chetan Prakash a démontré un théorème que j’ai conçu et qui dit : selon l’évolution par sélection naturelle, un organisme qui voit la réalité telle qu’elle est ne sera jamais plus adapté qu’un organisme d’une égale complexité qui ne voit rien de la réalité, mais qui est simplement conçu pour l’adaptabilité. Jamais. »

Hoffman ne se contente pas de dire que nous n’avons qu’une vision parcellaire de la réalité. Ce serait trivial et tout le monde le sait déjà : on ne peut pas percevoir les infrarouges, par exemple. Non, il va beaucoup plus loin. Il affirme que la réalité que nous percevons est une pure construction élaborée pour notre survie, qu’il n’existe pas de lien entre l’objet perçu et l’objet réel. Pour lui, le monde extérieur existe bel et bien, mais il ne présente aucun rapport avec ce que nous croyons percevoir. Et cela s’applique non seulement aux objets du quotidien, mais à nos catégories mentales de base, l’espace et le temps notamment. Elles aussi ne sont que des constructions adaptées à la survie.

Cette remise en cause de la réalité est une conséquence, selon Hoffman, de ce qu’il appelle « l’acide du darwinisme universel ». Il utilise cette appellation en référence au livre du philosophe des sciences Daniel DennettDarwin est-il dangereux ?. Ce darwinisme est universel, parce qu’il ne se limite pas à la transmission des gènes, mais apparaît comme un processus de base derrière l’ensemble des phénomènes, que ce soit la psychologie et la sociologie (avec la mémétique) mais aussi avec des domaines très éloignés de la biologie comme la cosmologie (avec par exemple la thèse du physicien Lee Smolin, qui affirme qu’il existe une « sélection naturelle » des univers en fonction de leur capacité à créer des trous noirs, qui sont en fait des « bébés univers »). Et ce darwinisme est un acide parce qu’il attaque toutes nos préconceptions : c’est une « idée dangereuse » ! Avec ses travaux sur la perception du réel, pour Hoffman, cet « acide » s’attaque maintenant à l’ensemble de notre structure mentale, y compris aux notions d’espace et de temps qui sont indispensables au darwinisme tel qu’on l’entend habituellement, ce qui évidemment constitue un paradoxe qu’Hoffman essaie de résoudre dans son livre.

Par exemple, on peut exprimer l’espace en fonction des calories dépensées. Si je vois une pomme plus éloignée qu’une autre, il me faudra dépenser plus de calories pour l’atteindre, ce qui nuira à ma survie (mais évidemment, « calories » est une autre construction mentale…).

Le bureau du Réel

Hoffman nomme son hypothèse la « théorie de l’interface » ; autrement dit, nos perceptions sont analogues au bureau d’un ordinateur. Les icônes sur lesquelles nous cliquons n’ont rien à voir avec la réalité qu’elles recouvrent, c’est-à-dire un ensemble de circuits activés au sein de la machine. Elles nous permettent d’agir, mais elles ne représentent pas la réalité, au contraire ! Elles servent à la masquer, à nous permettre de ne pas nous en occuper, car si nous devions connaître l’état exact de la structure matérielle de notre fichier, les bits sur notre disque dur ou dans la mémoire centrale, nous aurions renoncé depuis longtemps à l’informatique ! Quant à l’espace et le temps, ils ne constituent, selon Hoffman, que la structure de base de ce « bureau ».

La métaphore de l’interface permet aussi à Hoffman de répondre à une objection commune : si le lion ou le serpent qui m’attaque ne sont qu’une icône, lui répond-on, pourquoi les craindrais-je ? Après tout ce ne sont que des représentations symboliques, des icônes, elles ne présentent aucun danger pas vrai ? Mais, répond-il, c’est le produit d’une confusion fréquente : entre « prendre quelque chose au sérieux » et « y croire littéralement ». Je sais bien, explique-t-il, que l’icône sur mon bureau n’est pas mon fichier. Mais j’éviterai de la placer dans la corbeille parce que je sais qu’à ce moment que je perdrai tout mon travail. Je prends l’icône au sérieux. Mais je ne l’identifie pas à la réalité.

On pourrait trouver une ressemblance entre les thèses d’Hoffman et le fameux « argument de la simulation ». Mais ce dernier postule une intelligence externe qui aurait « construit » une réalité virtuelle dans laquelle nous évoluons. Ici, c’est la sélection naturelle elle-même qui crée la « simulation ». Pas besoin d’imaginer un super-programmeur.

À première vue, tout cela ressemble à une réactualisation des théories de Kant. Celui-ci distinguait en effet le monde du « noumène » des choses telles qu’elles sont réellement, et celui des « phénomènes », les objets tels qu’ils nous apparaissent. Hoffman affirme tout au long de son livre qu’il n’est pas « solipsiste », mais qu’il pense que le monde extérieur existe réellement, donc il semblerait bien qu’il s’aligne sur ce point de vue. Il faut, en fait, attendre le dernier chapitre de son ouvrage pour qu’il nous explique qu’il n’en est rien. Si les objets n’existent pas en tant que tels, qu’est-ce qui reste ? Pour lui, la seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est la conscience elle-même.

Dans son article du New Scientist, Hoffman avoue sa sympathie pour la théorie quantique bayésienne, qui explique les paradoxes de la physique quantique par le fait que notre représentation de l’univers est le produit des croyances de ceux qui l’observent. Pour Hoffman, en effet, il n’existe que des acteurs conscients : l’ensemble de notre univers est constitué par un « réseau social » d’acteurs conscients. Le monde « nouménal » pour rester dans le vocabulaire de Kant, n’existe donc pas sous la forme « objective », même inconnaissable. Il n’y a que des consciences et des interactions entre les consciences.

Ces différents « agents conscients » sont susceptibles de se combiner entre eux pour créer des agents d’un niveau de complexité supérieur. Mais au plus bas de l’échelle, on trouve des agents conscients dotés d’un « bit unique ». Ceux-ci ne disposent que d’un catalogue de deux actions possibles, et de deux « expériences » disponibles.

Évidemment, Hoffman ne pouvait manquer de réagir au débat actuel sur l’IA et sur la possible naissance d’une « machine consciente ». Sa réponse est assez surprenante, parce qu’on pourrait penser que le paradigme actuel de l’IA (la conscience émerge à partir d’interactions matérielles et n’est donc pas à la base de toutes choses) le rendrait plutôt rétif à embrasser ce genre de spéculation. Mais pas du tout, à condition de comprendre que ce n’est pas la machine qui est consciente, celle-ci n’est autre qu’une icône, mais qu’elle peut constituer un « portail » vers la conscience.

Ainsi, un rocher n’est pas conscient, c’est juste une icône qui fait partie de mon expérience consciente. Cela ne s’applique pas qu’aux objets inanimés : « Quand je vois mon ami Chris, écrit-il, je fais l’expérience d’une icône que je crée, mais cette icône elle-même n’est pas consciente. Mon icône Chris ouvre un petit portail vers le riche monde des agents conscients ; une icône souriante, par exemple, suggère un agent joyeux. Quand je vois un rocher, j’interagis aussi avec des agents conscients, mais une icône « rocher » ne m’offre aucun indice, aucun portail vers leur expérience. » Et l’IA, donc ? Elle permettrait, selon Hoffman « d’ouvrir de nouveaux portails vers la conscience, tout comme les microscopes et les télescopes ont ouvert de nouvelles perspectives de notre interface ».

Pour autant, la thèse d’Hoffman n’est pas un panpsychisme. Cette hypothèse rendue notamment célèbre par les neuroscientifiques Giulio Tononi et Christoph Koch postule que la conscience est en quelque sorte la face cachée de la matière. Dès qu’il y a un objet matériel, il y a conscience, même si celle-ci est très primitive, comme celle que pourrait avoir un électron ou un quark. Lorsque ces éléments matériels s’organisent d’une certaine façon (Tononi affirme même obtenir un nombre mesurant cette capacité d’organisation, qu’il nomme Phi), des consciences de plus en plus élaborées apparaissent. Mais pour Hoffman, les panpsychistes tiennent les réalités matérielles pour objectives, alors que pour lui-même les atomes et les quarks sont des constructions de l’esprit. Il n’est pas enthousiaste non plus des thèses de Penrose et Hameroff qui affirment que la conscience est le produit d’une computation quantique qui se produirait à l’intérieur des « microtubules » situés dans nos neurones. Une telle hypothèse, affirme-t-il ne résout en rien le problème de l’apparition des expériences de conscience, qui restent toujours aussi mystérieuses.

La conscience partout…

Et comment Hoffman explique-t-il la conscience ? En fait, il n’a pas besoin de l’expliquer puisqu’elle devient le constituant fondamental de l’univers, sa base unique. Comme il l’indique dans son livre, le rasoir d’Occam suggère que l’explication la plus simple est que toutes choses est un monisme : l’existence d’une seule et unique cause, ou substance, à l’origine de l’ensemble des phénomènes. Le monisme le plus en cours aujourd’hui dans la communauté scientifique est le physicalisme, c’est-à-dire que toute chose émerge à partir de l’unique constituant qu’est la matière (et tant pis si cette dernière est de plus en plus difficile à définir au fur et à mesure qu’on approche du niveau quantique). Mais un autre monisme est tout aussi possible et efficace, celui-ci consiste justement à placer la conscience en bas de l’échelle des phénomènes. Ce qui ne remet en rien en cause la méthode scientifique ou les connaissances que nous possédons actuellement. Comme l’explique Hoffman, il s’agit d’un choix d’ontologie, et la science, en principe, ne se préoccupe pas d’ontologie.

Jusqu’où peut-on suivre les thèses d’Hoffman ? Sa théorie est assez extrême il faut bien le dire. De plus, il faut faire la différence entre son argument principal (la sélection naturelle nous masque la réalité) et son idée selon laquelle le monde est constitué par un réseau social d’acteurs conscients. C’est une explication intéressante, mais elle n’est pas la seule imaginable, et Hoffman est d’ailleurs le premier à admettre qu’il ne s’agit que d’une hypothèse de travail.

En tout cas, cette théorie a l’avantage de supprimer le « difficile problème de la conscience » comme l’a nommé le philosophe David Chalmers : le fait que notre connaissance des neurosciences ne nous permette pas de comprendre l’existence de notre expérience consciente, et ne permettra pas de le faire, même si, dans un futur proche ou lointain, nous établissons une corrélation entre toutes les activités neurales et tous nos états mentaux. La théorie d’Hoffman (et d’autres que nous allons examiner dans ce dossier) élimine le problème puisque la conscience se retrouve à la base de toutes choses. Petit inconvénient, c’est l’existence d’un peu tout le reste qui devient un problème difficile à résoudre.

En tout cas, à tout prendre je trouve ce genre d’hypothèses « idéalistes » moins difficiles à avaler que les hypothèses éliminativistes qui postulent l’inexistence de la conscience. Alors, que, sans vouloir jouer à Descartes le fait que je sois conscient reste à peu près la seule chose dont je puisse être sûr.

Toujours est-il que les idées d’Hoffman s’inscrivent dans un courant d’idées pas si nouveau, mais qui connaît aujourd’hui une résurgence chez différents chercheurs, travaillant chacun dans des disciplines différentes, que ce soit la physique, la complexité ou même les relations internationales…

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