Thierry Théolier « Shooter de la poésie et donner envie de vivre, à fond »

Laurent Courau
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Thierry Theolier

Sortir du rang, refuser la fatalité et ses normes, se défoncer à la poésie et aux open bars, transmuter la réalité en grand terrain de jeu surréaliste à l’écart des diktats économiques et des injonctions sociétales ?

Tour-à-tour, et dans le désordre le plus complet, artiste sans œuvres, fondateur et grand ordonnateur du Syndicat du Hype, journaliste chroniqueur très indépendant, sinon incontrôlable, porte-drapeau des crevards, hacktiviste des vernissages, DJ et poète sonore,  propagandiste de l’underground et théoricien du Dudisme, Thierry Théolier promène depuis trois décennies sa casquette au cœur des jungles parisiennes. « Un mode de vie, plutôt qu’une vie à la mode », pour reprendre l’expression consacrée. Et un art d’ambiancer le quotidien, qui fait rien moins que force d’exemple face à l’hyper quantification de nos existences. 

CR2VARD [baise-zeller], son prochain ouvrage, à paraître aux Éditions L, promet d’avance quelques bouffées d’oxygène et autant de salves à boulets rouges, afin d’éclairer les pénombres du temps présent.

CR2VARD [baise-zeller]
Le retour de la fuite en avant
aka « Le 2, c’est le mieux »

Site officiel des Éditions L
Thierry Théolier (Éditions L)
. Lecture du 27 octobre 2024 à Plateforme

Portraits de Thierry Théolier © Danilo Samà, David Guez et Theo Vilaceque
Thierry Théolier, avec Rahim Redcar alias Christine & The Queens

Tu te prépares à revenir dans l’actualité littéraire, avec la suite de Crevard : baise-sollers, vingt ans plus tard, à paraître aux nouvelles Éditions L. Qu’est-ce qui motive ce retour à l’écriture, aujourd’hui ? Est-ce l’air du temps, le fameux zeitgeist de notre époque chaotique qui te (re)donne envie de prendre la plume ? Et peux-tu nous donner un avant-goût, même rapide, de la direction que tu prends avec ce nouveau brûlot ?

Je n’ai pas tout sacrifié pour désormais, aujourd’hui, sacrifier le sacrifice. Tu parles d’actualité littéraire, je ne serai pas pris en compte, mon taff n’est pas au format marchand et ne s’inscrit pas dans l’esthétique relationnelle du marché de la poésie. 

« Ta poésie tu l’imprimes toi-même parce que tu es unique et personne ne peut et ne veut l’accepter en tant que poésie unique, car il faut formater mais tu dis : je demeure avec ma poésie de merde comme le dude demeure le dude avec son tapis. » 

Voilà comment débute le deuxième Crevard. Et comme je suis tenace, ça sera un baise-zeller. J’avais spammé cette citation en 2015 et je l’avais imprimée et accrochée au mur devant mon PC et cela, juste après avoir sorti le Dude Manifesto chez une éditrice qui m’avait demandé d’aseptiser certains passages ou même d’en supprimer. Ça m’a fait violence, mais j’ai joué le jeu avec une amertume Picon bière. Denise, elle a fermé boutique.

A l’époque, en 2005, je savais et je voulais que mon premier livre soit un suicide commercial. Je n’ai fait aucun compromis et j’ai vraiment tout donné pour rien évidemment. En pure perte. Il m’a été commandité par le poète mutantiste Mathias Richard des éditions Caméras Animales situées à Marseille via une recommandation de Chloé Delaume postée sur son blog à l’époque.

La forme fragmentaire du « baise-sollers » et celui qui vient n’est pas destinée à remplir un livre de fiction avec une forme littéraire classique : un récit, des personnages, un début, un milieu, une fin ou une mise en abyme de narration avec un contenu sociologique ou pop passéiste pour teaser les journalistes en leur mâchant leur boulot ou un produit générationnel qui pourrait devenir un film manufacturé CNC ou une série sur Netflix, mais produire le premier recueil imprimé, le fils illégitime des copulations de la langue française avec un modem, une console de jeu crackée et de l’alcool des Open Bars de la hype parigote.

Un jeu de mot, donc, avec best-seller. Sollers représentait tout ce que je vomissais à l’époque et de plus belle, aujourd’hui : le classicisme « rive gauche », une idée ronflante de l’art ou du dandysme, de la culture, de la Littérature qui est au final en 2025, la pute du cinématographe qui lui, n’arrête pas de crever. Pour Zeller, je crois que c’est clair, je ne vais pas m’étendre.

Et je ne reprends pas la plume, j’ai horreur de cette expression 19ème siècle, je tape, frappe tous les jours (sur) un clavier de gamer acheté rue Montgallet. Un Abkoncore K660 ARC RGB avec touches mécaniques rétro éclairées avec leds lumineuses branchées en chenillards et c’est un club techno au bout de mes doigts. Les touches sont ultra sensibles par un retour haptique physique. Ce clavier est spécialement conçu pour jouer à des FPS bourrins. Avec Tinam Bordage, on s’est fait des sessions de jeu F.E.A.R, un vieux jeu ultraviolent qui continue à tourner. Ce clavier fait un bruit de malade, personne ne peut dormir ici, ou faire une sieste, et d’ailleurs, ça fait huit ans que plus personne n’a dormi une nuit chez moi. Mon debilphone est programmé aussi sur un gros son de machine à écrire très fort avec un effet physique aussi, une sorte de courant électrique mis au maximum. TAK TAKATAK TAKTAKTAKATAK BZZZZZZZZZ ! Je mets en bluetooth le son sur ma boombox. C’est comme jouer de la batterie.

Si je reprends quelque chose, c’est le hachoir, le grinder pour compiler de tout ce que j’ai spammé sur mes réseaux sociaux avant Facebook, le SDH donc et depuis 2005 (date butoir du matériau samplé pour le premier livre) et partout, là où demeure une faille de sécurité. À part les boobs sur FB, tout passe en fait. La seule censure, c’est l’autocensure qu’on s’inflige sur les RS pour sa carrière dans la littérature mainstream et la poésie subventionnée. Je me lâche surtout sur le Syndicat du Hype, que j’anime tous les jours. Tu es inscrit depuis peu et tu vois le taff que j’abats. Cette mailing list, c’est mon mode de vie, une fuite en avant pour répondre à la question vitale de tout parisien fêtard « Yakoi’soir ? ». Le SDH en 2025 est une usine à gaz avec douze groupes qui fédère plus de 500 personnes. De temps en temps, je donne une grosse teuf pour mon anniversaire ou un piknik aux Buttes Chaumont, le dernier jour de l’été.

Est-ce le marketing mental de notre époque2merde qui me fait spammer ? Évidemment et surtout la léthargie de mes contemporains. Leur besoin de rentabilité qui se transforme en zone de cafard. Sans parler de la tendance du foreverism. Faut lire cet essai, ça va vous calmer direct à reprendre les vieilles idoles parce qu’au fond, vous êtes trop largués ou cyniques pour créer de nouvelles formes et surtout vous êtes des putains d’über-bourgeois, vous pensez surtout au fric et au confort. Vous prenez aucun risque. Vous êtes dans le marketing et ça vous mine bande de suckers. « Le passé a été effacé des data centers, bienvenue dans le présent. »

Si je suis à nouveau motivé, c’est parce que je ressors de l’Enfer Blanc. J’me suis tapé une dépression avec en prémisses, des bouffées délirantes et des crise-paniques produites par le THC et je traine ça depuis mon adolescence. J’ai développé un Syndrome Post Hallucinatoire Persistant.  J’en parle dans mon avant-dernière chronique dans le magazine Zeweed. Ma dep’ a duré six mois avec 33 jours au Club Med (hôpital psychiatrique et une clinique de repos dans un château en Essonne, là où Johnny, Polnareff et Barbara allaient se refaire une santé). À tout moment, je peux basculer dans L’Échelle de Jacob ou Smile 2. Je ne prends plus rien depuis l’été dernier mais j’ai une grosse boite orange avec du Tercian (tic tac anti-psychotique) et du Valium (smarties benzo) dans la poche tout le temps. J’ai vu une chiée de psys, mais mon diagnostic, c’est moi seul qui l’ai trouvé en l’écrivant pour cette chronique.

De plus parallèlement, en pleine synchronicité, mon pote David Guez a développé en D.I.Y. une plateforme d’édition, type réseau social, appelée les Éditions L. Depuis que je connais Guez et ça va faire bientôt vingt ans, il a toujours été attiré par l’art immatériel le plus pur : les mots. Il a décidé de monter ses propres éditions pour être indépendant et être libre. Ce projet englobant la rédaction et la publication en temps réel – mais aussi bientôt l’impression physique du manuscrit selon la demande – est une aubaine parce que j’écris le livre tous les jours, selon mon rythme, et cet outil de publication est parfait, il correspond totalement à ce que je pratique : le flux writing, j’appelle ça de la spam poetry. Tout le monde s’en fout, ce n’est pas bankable et je ne suck pas le petit monde de la poésie contemporaine. L’industrie attend des scenarii faciles à transposer en images. Il faut raconter des histoires, créer des dépendances aux écrans pour placer de la pub. Les gens ne vivent plus d’histoires d’amour, ils matent des séries et ils baisent des algorithmes. Après, ils se défoncent à la coke ou au turbin parce qu’il faut pondre une extension de soi. Pour la poésie officielle, ils s’auto-sucent à longueur d’année en citant toujours les mêmes poètes genre Tarkos. C’est mort.

Grâce au recul que nous octroient ces longues années d’absence, on ne saurait trop valider la pertinence de ton archétype du Dude D.I.Y., rebelle fainéant, créatif et débrouillard, face à une société toujours plus matérialiste, ses villes envahies par la bourgeoisie néo-bobo et des cercles culturels définitivement gangrénés par l’argent-roi. Peux-tu éclairer les lecteurs de Mutation Magazine sur ce personnage du « Dude » et ses évolutions depuis le milieu des années 2000 ? Qu’est-ce qu’un Dude D.I.Y. ? Serait-ce l’ultime survivaliste, pour reprendre une terminologie des films de genre que tu affectionnes ?

Jean Felzine du groupe Mustang m’a invité un soir à un live qu’il devait performer pour l’enregistrement d’un podcast en direct d’un magazine de mode. Il me refile l’adresse. Ça se passe à Aubervilliers, juste à côté de La Station Gare des mines, là où je projette parfois des films weirdos chopés à l’Étrange Festival et au Sadique Master. Il pleut comme Jacques Vaché qui pisse, c’est un lundi soir, je dois m’y trouver en dix minutes max mais Felzine, c’est le dernier chanteur avec qui je peux parler de films d’horreur, de jeux vidéos et de bœuf bourguignon en buvant des pintes. L’été dernier, j’ai écouté ses chansons en boucle, c’est une sorte d’alter-ego, mais je n’ai pas son savoir faire technique pour composer des chansons pop. Felzine a un putain de talent et cet esprit bien retors limite casseur de hype et cultive en pur dandy, une esthétique de la lose mais pas que. J’ai demandé à mon frère d’écrire sur le single L’argent du beurre. Bref, je prends mon bike, je trace vers le canal. Avec le GPS, je vois à peu près où se trouve l’endroit de l’émission. Arrivé à destination, là j’en crois pas mes yeux. J’me retrouve au spot où se trouvait un putain de cirque et devant, il y avait des putes ! On les voyait du bureau de La Station. Tu sais ce qu’ils ont mis à la place ? Un centre de mode Chanel, un centre de savoir-faire… Il y avait un costume de Beyoncé exposé ce soir là, au lieu d’une honnête travailleuse du sexe.

Pour le Do It Yourself, mon dernier poème sonore, que je définis dans mon jargon comme d’une TS (tentative de song) est produit en M.A.O. Il s’appelle Le Monde comme il vient, je l’ai programmé au petit matin, quand La Beauté Sternberguienne (ma meuf Rébecca Mafille) s’est barrée une nuit chez une amie. J’étais rentré la veille en fin de journée, complètement bourré d’un vendredude, le couscous avec des potes. J’ai cuvé dans mon bain et à cinq heures du matin, émergeant de la flotte et voyant le lit vide, j’ai composé tout de suite, en état de disgrâce, cette tentative de chanson en quelques heures et en one shot pour la récupérer. Fiasco total. J’ai mis deux ans pour reprendre les poèmes sonores et ça a donné L’Amour Fossile. J’ai tellement morflé avec cette rupture. Jamais, je n’aurais cru souffrir autant, j’ai appelé ça La Douille. Je ne peux plus autant souffrir, je suis passé à travers le feu ou alors la femme doit être une «  Beauté Monstre » pour reprendre le titre d’une revue arty d’Emmanuelle Mafille, la sœur de Rébecca, la BS.

Je reprends l’esthétique nihiliste du crevard parce que mon Dudisme a bien morflé. Je ne peux pas trop expliquer l’histoire de la séparation, mais c’était un démantèlement. Cette rupture m’a poussé à écrire un journal quotidien pour ne pas devenir taré (c’est arrivé bien après). En gros, à partir de 2015 juste après la publication du Dude Manifesto, j’ai subi des attaques sérieuses de l’Extérieur. Un corbeau m’a dénoncé à la CAF et j’ai dû rembourser un max de thunes. Ça a commencé à briser mon couple et donc mon équilibre qui m’avait permis de vivre et d’écrire le Dudisme Frenchy

Ensuite, ma famille a commencé à imploser et à mourir. Seul mon frère JP est vivant. C’est dans l’ordre des choses, mais tout à la fois, c’est balaise de tout éponger, avec même la plus grande sagesse. Je me suis occupé de mon père pendant quatre ans et de ma mère aussi. À quatre heures du matin, être réveillé par sa mère qui gueule de souffrance parce qu’elle n’a pas sa morphine, ça empêche de se rendormir sans parler d’une amie qui te dit la même nuit qu’elle va se foutre en l’air et je passe les détails… Ça m’a défoncé, sans parler du confinement et de mon frère en pleine crise à cause de ses addictions. Il en est revenu aussi. Un documentaire parle de ça, il s’appelle Merci pour la grâce de Rodolphe Viémont. Projection parisienne bientôt. BYF.

Comme je ne suis pas rentier, j’ai dû bosser comme DJ selector et comme veilleur de nuit au Château de Versailles. Ils m’ont jeté parce que je suis indécrottable. Je faisais les rondes avec ma boombox en passant du Poni Hoax à fond. Les fantômes des ateliers de restauration ont flippé et se sont plaints à la Direction. Je cuisinais des côtes de bœuf, de la choucroute au poste de sécurité. Ça sentait partout la bouffe dans les locaux jusqu’au bureau de la directrice tout en haut du bâtiment. Les autres veilleurs bouffaient des pâtes Bolino et des menus diète. Et je picolais en secret. J’organisais aussi des parties de VR au poste. Un gars a eu le vertige et il s’est cassé la gueule. Un Dude D.I.Y., c’est un artiste de la vie (avec ou sans œuvres) et quand il crée, il le fait d’une manière indépendante, seul avec les moyens du bord et surtout à fond sans calculs.

Pour conclure cette interview apéritive de nos échanges à venir lors de la parution de ton nouvel ouvrage, comment vois-tu l’avenir, tant d’un point de vue personnel que général ? Et où pressens-tu, ou perçois-tu dès maintenant, des pistes de solution face au monde qu’ont dessiné nos « élites » déliquescentes ? En résumé, quels seraient tes conseils aux jeunes et aux vieilles générations ?

Le futur ? Je n’y pense pas. Pour la société, je la laisse imploser. Les seuls conseils que j’ai à donner, c’est d’aimer un ou une artiste aussi radicale que soi-même, de ne pas avoir peur de perdre pied jusqu’à en perdre le sommeil. Il y aura toujours une punchline à sortir au petit matin. Il faut gatecrasher la folie, la mélancolie et créer tout le temps, sinon duder. Mais pour cela, il faut trouver son moyen d’expression le plus pur, le plus direct. Moi, ce sont les mots et ma vie nocturne avec le SDH. Le seul langage que je veux coder, c’est l’alphabet et donner de l’amour, autant que je peux, à mes potes. Le reste, c’est de la brocante pour les galeries de bobos et de la littérature pour les prix littéraires de la rive gauche.

J’utilise le clavier non pas pour raconter des histoires à des gens qui en sont gavés — ils sont tout le temps connectés aux écrans — mais pour leur shooter de la poésie directe tous les jours et leur donner envie de vivre à fond, même si cela doit les détruire, du moins leur mode de vie zombie.

Je quitte le Dudisme, d’ailleurs, pour achever ce troisième livre. Si je dois faire encore de l’HP, j’ai une bonne adresse. Qu’est-ce qu’on en a à foutre de vivre vieux et rassis comme des putains de légumes humains ? J’ai vécu, de l’intérieur, la fin de vie d’un homme respectable comme on dit : mon père. Je n’en suis pas revenu indemne. Il a pourtant suivi les règles de cette société de consommation. Le temps vous crucifie sur les murs blancs de votre appartement câblé au grand néant.

Pour finir, je mets un fist d’honneur à écrire seul mes conneries. Pondre avec une IA des textes, ça serait comme laisser une fuck machine baiser ton amoureuse. La Narcose Narcissique n’est pure en dopamine que si c’est toi seul qui chie la came. La seule ACI (Adaptive Conversational Interface) qui m’accompagne sur les rivages incertains de l’inspiration, c’est la connexion permanente, ma schizophrénie, la nicotine et la bière. La créa « images », j’en ai rien à secouer. Je suis Sagittaire.

Cette interview a été spammée sous la soundtrack du film Mandy par R.I.P Jóhann Jóhannsson et l’intégrale d’Adrienne Pauly, la dernière rockeuse de Paname.
Thierry Théolier © Theo Vilaceque

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