La mythanalyse étudie les mythes et les symboles, tels qu’ils se diffusent – encore et toujours – dans nos sociétés contemporaines. C’est ici ce que nous propose d’explorer Christian Gatard, auteur de Nos 20 prochaines années et de Mythologies du Futur, au travers d’une nouvelle série d’essais prospectifs publiée sous forme de feuilleton sur Mutation Magazine.
En quoi le futur devient-il un récit mythique, pseudo-prophétique et sans doute fabulatoire, puisque comme pour le chat de Schrödinger, on ne connaitra l’avenir que lorsqu’on ouvrira la boite ? Pour autant, Gatard refuse de se priver de ces exercices de pensée, tant le futur reste un spectacle ineffable. Après une première livraison consacrée à l’archéologie du futur, voici donc le second fragment de cette série.
Illustrations © Mondocourau
Autres images © Arnold Böcklin, Christian Gatard
Sculpture © Olivier de Sagazan
LES MODERNES JOUENT AVEC LES MO(R)TS
Le rôle du psychopompe – dieu, déesse, esprit ou animal sacré – était de guider les âmes des défunts vers l’au-delà. Il jouait un rôle crucial dans les croyances et les rituels funéraires. À la croisée de la vie et de la mort, du ciel et de l’enfer, le psychopompe était au carrefour des connaissances, celui qui révélait et qui dévoilait. Guide dans la nuit de la mort, médiateur, passeur entre le monde des vivants et le monde des morts, le psychopompe transportait et déplaçait les âmes d’un plan vers l’autre – le plus souvent sans retour possible.
Mais ça c’était avant !
Aujourd’hui, on est passé sur un autre plan. Regarder la mort en face, c’est très bien, c’est très courageux, c’est tout ce qu’on voudra, mais ce n’est plus le message antique et solennel des psychopompes. La mort, dont ils étaient les porte-drapeaux, est devenue une variable d’ajustement, un concept flexible. L’au-delà a changé.
En niant la mort, ou en cherchant avec plus ou moins de réussite à l’apprivoiser, les transhumanistes jouent sur les mo(r)ts. Les startups de la Death Tech rêvent de redonner la parole aux défunts sous forme d’avatar, de chatbot, d’hologrammes ou de mémoriaux virtuels. Quant au e-spiritisme néo-new-age qui combine bien-être, spiritualité, conscience écologique, et intégration technologique dans une approche holistique, on peut penser qu’il donne sa propre version de ce que les religions des plus antiques aux plus contemporaines ont cherché à raconter : il y a quelque chose après, accessible maintenant.
C’est de cet après/maintenant que s’empare l’avenir du nouveau récit psychopompe.
La délectation morose entourant les récits anciens fait donc beaucoup moins recette.
Conversation avec l’IA générative
Une collaboration sereine et prudente avec une IA générative peut-elle éclairer le sujet ? J’entame avec la machine une conversation joyeuse et lui demande de réinterpréter L’île des Morts de Böcklin. Elle s’en donne à cœur joie.
Question in petto : À qui appartiennent les droits de réinterprétation de la mort ? On verra bien. Ce n’est pas cela qu’on va debunker ici
Mon propos n’est pas de méditer sur l’état de fraîcheur de mon cadavre mais de cerner de quelle métaphore la mort du futur est le nom. La mort, murmure la machine… est peut-être la métaphore du mur ?…de tous les murs ? Mourir… Franchir. Je continue l’exercice et reprompte : « montre-moi un psychopompe antique, puis un psychopompe du futur »
L’intelligence artificielle générative a ceci de piquant (c’est son mythe actuel et on ne va pas s’en priver) qu’elle puise dans le fond commun de l’humanité les stéréotypes récurrents. Pour l’enquêteur à la recherche des lieux communs et autres sentiers battus, qu’il va falloir peut-être flinguer, pour explorer le futur, l’IA générative est une sorte de micro-trottoir universel, instantané, très bien renseigné : les poncifs les plus populaires surgissent quand on tend le micro aux passants – une aubaine pour mythanalyste !
Ainsi l’image du psychopompe d’autrefois convoque les figures classiques du cimetière et donc du monde chtonien dont on ne revient pas. Charon, le nocher des Enfers, ne me veut pas de mal à moi personnellement, mais quand il faut y aller, il faut y aller. L’image ne ment pas : les ailes du sujet sont courbées vers le sol, le visage est sombre que cache le contre-jour, les mains sont retractées vers le corps, la dynamique générale est centripète. Ce sont les promesses du gouffre, de l’abîme… terrifiantes abysses !
L’image du psychopompe du futur, elle, invite les figures de l’envol, les ailes du sujet évoquent la symbolique de l’élévation, le visage est high-tech, mais il n’est pas inquiétant. Le cyborg est bienveillant, ses mains sont ouvertes – offrande – , il n’est plus question de disparition, mais d’épiphanie cosmique ; la dynamique générale est centrifuge. Ce sont les promesses d’un Prométhée, d’un Gilgamesh, d’un Quetzalcoatl – les civilisateurs… et d’enthousiasmes ascensionnels !
À ma demande, l’intelligence artificielle se charge ensuite de décrire les deux images qu’elle vient de produire. Un sémiologue en puissance se cacherait-il dans ces machines réputées sans émotion :
Un psychopompe est une figure mythologique ou spirituelle, souvent représentée comme un guide des âmes après la mort, qui conduit les défunts vers l’au-delà. Traditionnellement, il prend des formes variées comme des dieux, des anges, des oiseaux ou des animaux sacrés, et il est associé à la transition entre la vie et la mort. Voici la figure mystique du psychopompe qui guide les âmes vers l’au-delà. Elle montre un être éthéré, enveloppé dans des ténèbres apaisantes, se tenant dans un paysage de crépuscule mystérieux, symbolisant la transition entre la vie et la mort.
Un psychopompe du futur pourrait être une fusion entre technologie et spiritualité, symbolisant le passage des âmes à travers des dimensions numériques ou cosmiques. Ce guide des âmes dans un futur lointain pourrait utiliser des éléments cybernétiques et des interfaces holographiques pour communiquer avec les âmes et naviguer dans des paysages interstellaires ou virtuels. Son apparence pourrait mêler des traits humains et synthétiques, avec une lumière phosphorescente, des circuits intégrés à ses ailes et des portails vers des réalités alternatives ou des mondes après la mort, numériques ou énergétiques.
Ainsi mon postulat de départ se confirme. Les figures contemporaines du psychopompe sont les témoins et acteurs des transitions qui vont aider les vivants à gérer la perte, à passer du monde d’avant au monde d’après, d’un sexe à l’autre, d’une caste à l’autre, à embarquer vers une nouvelle ère, à aller au-delà des murs.
Il ne vous a pas échappé que les deux figures sont ailées. Les ailes ont la capacité de dépasser les limitations physiques, voire psychologiques et spirituelles. Elles permettent de traverser les frontières, de sauter les murs. Utiles.
Le psychopompe a muté. C’est dans l’air du temps. Le voici en psychagogue.
Le psychopompe était un guide pour les morts, le psychagogue est un guide pour les vivants. Le psychagogue a beau être étymologiquement un « conducteur d’âme », comme son antique collègue, sa vocation à venir est celle du « passe-muraille ».
On ne fait pas allusion ici au personnage du roman de Marcel Aymé, mais à son acception architecturale : le passe-muraille autorise tous les passages. Depuis les passages secrets à l’ancienne jusqu’aux petites fenêtres ou guichets permettant de passer des objets, ou encore aux systèmes de câblage ou de ventilation permettant de traverser les murs sans affecter la structure du bâtiment, jusqu’aux effets de transparence donnant l’impression d’un passage (alors qu’il n’y en a pas réellement).
Le passe-muraille dépasse ou transcende les barrières traditionnelles, qu’elles soient physiques ou sociales. J’y inclue les espaces de transition, comme les ponts, les tunnels ou les passages souterrains, qui permettent de « passer à travers » les limites rigides d’une structure ou d’un espace.
Le paradigme du psychagogue passe-muraille comme clé de compréhension des horizons qui nous attendent ? Ces horizons nous voient venir. Ils sont patients, un peu narquois. Nous nous débattons depuis si longtemps avec les étrangetés du monde. Ces dernières, malignes et un peu perfides, ont toujours laissé perplexe une bonne partie de l’humanité. Pour autant nous explorons encore, malgré cette exaspérante idée qu’on ne peut pas lever le Voile d’Isis, c’est-à-dire – selon Pierre Hadot – que le mystère de la nature est insondable et que c’est très agaçant.
Regard en arrière sur quelques-uns de ces psychopompes devenus psychagogues.
Non nova sed nove. Non pas des choses nouvelles mais d’une nouvelle manière.
Hermès, envoyé du monde d’En-Haut, traitait avec celui d’En-Bas. Il était l’intermédiaire par excellence appartenant aux deux plans de l’univers. Proche des hommes et ingénieux, intelligent et rusé, bienveillant à leur égard, il conduisait les âmes jusqu’aux fleuves infernaux.
Aujourd’hui plus que jamais demi-dieu des carrefours, des seuils et des charnières, il ne croit plus à l’enfer. Il explore désormais ce qu’il y a derrière les choses, derrière les murs. Il se propose de déchirer le Voile d’Isis. Il a des ailes au talon. C’est bon signe. Il n’a peur de rien.
Lorsqu’Odin-n’a-qu’un-oeil (ayant sacrifié l’autre pour boire à la source de la sagesse infinie) sortait de son palais, il conduisait la chasse sauvage accompagné des guerriers morts à la guerre, en parcourant le ciel au galop les soirs d’orage.
Il vogue aujourd’hui vers la Ceinture de Kuiper, au-delà de l’orbite de Neptune, en chasse vers l’espace profond à la recherche des nouveaux mondes. Magicien, il manipule les lois physiques et dépasse la vitesse de la lumière en ricanant. Il a un destin dans les étoiles.
Chez les Égyptiens, Anubis, fils d’Isis et d’Osiris, introduisait les morts dans l’autre monde et veillait sur les tombes. Seigneur de la nécropole, il était représenté avec une tête de chacal. Il était très fort en embaumement et en momification.
Il est aujourd’hui expert en téléchargement de conscience, en protecteur des données personnelles de chacun, jusqu’à la fin des temps. Il a un job pour l’éternité.
Chef de la milice céleste, défenseur de l’Église, patron des soldats, vainqueur du démon, Saint Michel a combattu les anges rebelles et aura à combattre le Dragon de l’Apocalypse. Il était porteur des prières à Dieu.
Il est peut-être un peu réac. En tout cas il a tendance à pourfendre le dragon d’une intelligence artificielle non contrôlée, d’un développement technologique pas suffisamment éthique. L’inconnu cosmique, ce n’est pas son truc.
Peter Pan lui-même ne veut toujours pas grandir et pour ce faire, il se réfugie dans les mondes numériques. Neverland est un metaverse éternel, une ZAD digitale en rébellion permanente contre la folie des hommes. Mais son succès reste très virtuel.
L’imaginaire contemporain
Le thème du psychopompe est donc aujourd’hui recyclé dans la culture contemporaine. Le terme est tombé en désuétude. Prononcez-le en public : il prête à sourire. Il ne dénote le plus souvent rien. Peut-être connote-t-il des bizarreries funéraires. Son étrangeté sonore permet tous les soupçons. Venu du fond de la culture mythologique, il tente peut-être de nous rappeler l’imminence du dernier voyage. Vains efforts. Les mo(r)ts n’ont pas le dernier mo(r)t.
Pourtant, sous des identités nouvelles, il fascine le grand public pour qui le terme de psychagogue n’est guère plus évocateur. Les soucoupes volantes, les apparitions mariales, l’évocation des esprits, les tables tournantes ou les grandes sagas romanesques ou cinématographiques, qui puisent et plongent dans les mondes surnaturels, sont peut-être les déclinaisons modernes de ce mythe qui remonte à l’aube de notre histoire consciente…
Des artistes comme Olivier de Sagazan s’en emparent.
La figure humanoïde ailée semble à la fois humaine et mécanique ou bestiale. Elle décline dans le monde réel les esquisses de l’IA générative, convoquée tout à l’heure, histoire de rappeler que celle-ci ne fait que plonger dans la mare imaginalis : « Cette mer imaginaire sur laquelle vogue l’être humain et qui de siècle en siècle, et quels que soient les lieux et les époques, demeure le lien fondamental de nos consciences. » (Adrien Salvat)
Elle rappelle immédiatement des références mythologiques, comme celle d’Icare qui a volé trop près du soleil. Bien sûr. Elle illustre l’ambition humaine à transcender ses limites naturelles, à voler ou à s’élever, mais aussi la fragilité qui accompagne cette ambition, symbolisée par la dégradation apparente du corps.
Olivier de Sagazan est un psychagogue à qui on ne la fait. L’œuvre semble composée à la fois de matériaux organiques et de structures mécaniques (comme des câbles ou des éléments métalliques). La fusion entre l’humain et la machine suggère que la technologie affecte et transforme le corps humain. La combinaison des ailes, de la déformation corporelle et des matériaux utilisés évoque l’idée d’une créature entre deux états, ni tout à fait humaine, ni tout à fait autre. Le poids du voyage ou des épreuves subies est flagrant. Pourtant la créature est encore en mouvement. Ses ailes déployées sont un signe de résilience et de force, malgré l’adversité. Sagazan n’est pas dupe des promesses de Prométhée, mais il navigue entre transcendance et souffrance, tout en ouvrant une réflexion sur l’hybridité entre humain et technologie ou nature.
Le catalyseur de l’évolution psychique de l’humanité
Alors que les frontières entre réel et virtuel s’effacent progressivement, la figure du psychopompe évolue. Si, historiquement, il incarnait la transition entre la vie et la mort, il s’impose aujourd’hui comme un symbole des murs qu’il faut franchir et des ailes qui permettent de s’en affranchir. La notion même de psychopompe se réinvente, embrassant les évolutions technologiques et sociétales. Dans cet univers en mutation constante, il devient à la fois numérique, collectif et environnemental. Le glissement progressif de psychopompe à psychagogue est peut-être sa façon de faire un cadeau au futur.
Le psychagogue numérique accompagnera dans les moments de crise ou de transition. Ce sera un avatar personnalisé, capable de dialoguer, d’apaiser et de conseiller à chaque étape de la vie, qu’il s’agisse d’un deuil, d’un changement de carrière ou d’une transition identitaire. Ce psy technologique, omniprésent dans un monde digitalisé, sera le compagnon ultime, facilitant non seulement la gestion des émotions, mais aussi des prises de décision, en anticipant besoins et désirs.
Dans un contexte de réseaux sociaux et de communautés en ligne qui vont bientôt changer de centre de gravité au profit des cohortes tribales et au détriment des multinationales, le psychagogue collectif émergera. Les espaces numériques seront des sanctuaires où les fratries se soutiendront mutuellement dans leurs transformations. Le rôle de guide ne sera plus détenu par une seule entité, mais partagé entre tous. Dans ces communautés, chacun incarnera à son tour le psychagogue pour l’autre, créant ainsi un réseau d’accompagnement mutuel. La transition deviendra un processus partagé, où le soutien social jouera un rôle aussi crucial que l’introspection individuelle.
Enfin, le psychagogue environnemental s’ancrera dans la nature. Face à une prise de conscience écologique croissante, la nature elle-même se transformera en guide spirituel. Les cycles naturels, symboles de mort et de renaissance, rappelleront notre propre impermanence. Ce psy environnemental incarnera une transition éco-centrée, un retour à des valeurs de respect et d’harmonie avec la Terre. Il poussera à repenser le rapport au vivant, à considérer chaque transformation individuelle comme une partie intégrante des cycles naturels.
Ces trois formes de psychagogues ont en commun l’idée d’une transition continue. Le changement ne sera plus perçu comme un simple passage d’un état à un autre, mais comme une constante, une dynamique perpétuelle qui accompagnera tout au long de la vie. Le psychagogue du futur sera le catalyseur de l’évolution psychique de l’humanité.,