« Débunker l’avenir : une archéologie du futur »

Christian Gatard
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La mythanalyse étudie les mythes et les symboles, tels qu’ils se diffusent – encore et toujours – dans nos sociétés contemporaines.

C’est ici ce que nous propose d’explorer Christian Gatard, auteur de Nos 20 prochaines années et de Mythologies du Futur, au travers d’une nouvelle série d’essais prospectifs publiée sous forme de feuilleton sur Mutation Magazine. En quoi le futur devient-il un récit mythique, pseudo-prophétique et sans doute fabulatoire, puisque comme pour le chat de Schrödinger, on ne connaitra l’avenir que lorsqu’on ouvrira la boite ?

Pour autant, Gatard refuse de se priver de ces exercices de pensée, tant le futur reste un spectacle ineffable. Ainsi, cette première livraison entend définir la règle du jeu par le biais d’un manifeste qui nous servira de boussole. Immédiatement suivi par un premier fragment, sous-titré « De la société du spectacle à l’éloge du diavertissement ». D’autres suivront, pour nous entraîner toujours plus loin dans cette archéologie du futur.

Illustrations © Mondocourau
Akhnaten, un opéra de Philip Glass
2012, un film de Roland Emmerich 

LE MANIFESTE

Le futur est une terra incognita, une inconnue bien connue puisqu’on ne parle que d’elle, une Arlésienne, un chaos illisible qui attend son Champollion, un vide plein de potentialités plus ou moins charlatanesques. Excellente raison d’y aller. Les faux prophètes font de vrais spectacles.

Curiosity killed the cat? On verra. C’est vrai qu’il va falloir s’équiper. Une boussole indiquant un espace-temps partagé entre passé, présent et futur sera utile. On ne va pas jeter 300.000 ans de présence à la poubelle. Gardons l’idée que du passé il reste quelque chose. Les théories contraires ont leur charme mais lassent vite. L’avenir, donc, but de la promenade ? Un détecteur de fake news et un compteur Geiger, des poncifs seront les bienvenus pour debunker ce qu’on nous raconte. De quoi une fake news est-elle le nom ? Quelle vérité recèle un mensonge ? Raconter l’avenir n’est pas forcément un mensonge. Ça peut même être pieux. Quel invariant essentiel cache un poncif ? On ne va rien éliminer sur le chemin, on va recycler, voire faire une archéologie du futur. Avec un peu de chance on aura des fragments et quelques passages. « Fragment » annonce un bric à brac de propositions et de témoignages hétéroclites. « Passages » évoque des mouvements, des transitions ou des changements. Ces temps sont incertains et toute prospective est lestée d’une dose d’incertitude qui devrait décourager tant le lecteur que l’auteur. Autrement dit, on peut imaginer un précis de prospective(s) qui avance à tâtons dans le champ de ruines des clichés sur le futur, pas dupe, pas bravache, juste curieux de repérer les morceaux d’épave qui vont nous permettre d’attendre que la tempête se calme.

L’idée, c’est d’être solidaire solitaire – une solidarité ontologique en quelque sorte, une interconnexion profonde et ontologique entre les êtres – en tout temps, en tous lieux, humains et non humains.  Un peu comme si l’existence de chaque individu était intrinsèquement liée à celle des autres. Nous partageons une responsabilité ontologique envers eux. C’est peut-être un peu fort de café en des temps où l’individualisme est sensé mener le monde. Il va falloir prouver tout ça. 

Il est tout à fait prétentieux de revendiquer une intuition plus ou moins instruite, une érudition plus ou moins créative quand on sait que la prospective est un boulot sans avenir.

De toutes façons il faut bien que quelqu’un s’y mette. 

À mes risques et périls.

C’est très bien comme ça. On est parti prenante des mythes de l’humanité, des récits fondateurs et des fantasmes téléologiques. Aujourd’hui la frontière entre croyance et réalité est gazeuse. Ça n’a peut-être pas toujours été le cas. Et c’est peut-être un cliché.

De mes expéditions au Mythistan j’ai gardé des souvenirs vivaces. J’ai protesté contre Stephan Zweig quand il me disait que face à un monde en proie au chaos et à la violence, certains individus peuvent être tentés de se retirer de la société, de se replier sur leur propre monde intérieur pour trouver refuge et consolation. Ce repli, pensait-il,  peut être perçu comme une réaction à l’instabilité et à l’incertitude qui caractérisent cette époque. Je lui rétorquai que non pas du tout le repli sur soi est le geste du coureur qui se donne de l’élan au moment du départ de la course. J’ai interrogé Gramsci à plusieurs reprises quand il répétait à l’envie : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Mais les monstres , Antonio, les monstres, lui rétorquais-je, ça n’existe pas, c’est juste que les gens ont peur. Mon compagnonnage de longue date avec Cendrars me redonnait du peps : « le seul fait d’exister est un véritable bonheur ». Je ne fais pas du name dropping pour frimer. Dans les tavernes du Mythistan, on se fait des amis pour la vie. Ils ouvrent les portes à doubles battants de l’horizon, comme l’énonce le scribe à l’amorce de l’opéra Akhnaten de Phil Glass.

FRAGMENT 001
De la société du spectacle à l’éloge du diavertissement

Naviguer dans les eaux tumultueuses de notre époque épique est un parcours éprouvant. Dans les temps viennent, je vous dis pas ! Les eaux monteront. Les plaines disparaîtront.  Le ciel nous tombera sur la tête. Le feu nucléaire nous rôtira. Les Covids barbares nous étoufferont…

Ou pas.

Ces représentations d’un futur impitoyable évoquent volontiers les dragons des contes et légendes de la tradition occidentale : le symbole du mal, de la Bête de l’Apocalypse. Ce sont avant tout des créatures liées à la terre et au feu, symbole de la puissance des forces naturelles. Ils rejoignent par ces caractéristiques les anciennes créatures chthoniennes à l’allure de serpent des mythologies indo-européennes : Apollon combattait Python, Krishna rivalisait avec Kaliya, Rê luttait contre Apophis…

De nouveaux dragons surplombent nos imaginaires et font recette. Ce sont les formes nouvelles du courroux des Dieux. Colères légitimes. Faits plus réels cette fois sans doute, mais tout autant menaçants. Le spectacle sera époustouflant.

Les angoisses de chaque culture, de chaque période de l’histoire sont des défis à la psyché de leurs contemporains – des dragons qui font peur aux enfants et excitent les excités.

La terre est mise à mal. Neptune fait sa colère océanique. Zeus envoie le feu. Les enfants se terrent sous les draps. Les excités évoquent la fin du monde. Les sachants alertent et ne sont guère écouter. Pourtant les Grecs ont désolé Troie.

Je ne sais pas s’il faut prendre les Dieux au sérieux et les dragons au pied de la lettre mais vue la place qu’ils prennent ça mérite d’en causer un peu.

En causer, c’est ce que fait Cynthia Fleury par un beau matin d’été sur R.F.I. en citant Rainer Maria Rilke :

« Comment oublier ces mythes antiques que l’on trouve au début de l’histoire de tous les peuples ; les mythes de ces dragons qui, à la minute suprême, se changent en princesses ? Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux (…) vous savez bien que vous êtes au milieu de transitions, et que vous ne souhaitiez rien tant que de vous transformer. »

Cynthia Fleury a le chic pour remettre les choses à leur place et éclairer de son autorité bienveillante la dialectique dragons/princesses : les dragons de la colère – à moins d’un sortilège de dernière minute – ne semblent pas près de retenir leurs coups. Pourtant la philosophe psychanalyste semble suggérer que les carottes ne sont pas cuites. 

C’est cet espoir ténu qui inspire l’idée que le diavertissement est l’industrie de demain. La logique de ce néologisme ne vous échappera pas. Le champ qu’il recouvre – mix de divertissement et d’avertissement – est dans l’air du temps depuis un certain temps.

L’industrie du divertissement est spectaculaire, polysensorielle, immersive et volontiers apaisante. Gros business. Hollywood, Bollywood, Nollywood. On la soupçonne d’avoir pour ambition de mettre le charme tragique de la condition humaine au second plan pour faire un triomphe permanent à la récréation consolatrice.

L’industrie de l’avertissement est, elle, fougueuse et se veut aiguisée : l’anticipation, la prospective, la futurologie, la science-fiction chacune à leur manière se mettent sur les rangs. Pas encore très gros business mais growing. Pas moins spectaculaire, pas moins polémique et tout autant polysensorielle, immersive mais plutôt politique et tentée par la mise en scène et le triomphe du tragique. Les Utopiales à Nantes, Les intergalactiques à Lyon, Les Hypermondes à Bordeaux, BlueCon – Convention nationale de science-fiction à Valbonne , les Hypermondes à Bordeaux – liste non exhaustive. Les Mondes Anticipés sont de la partie.

Le divertissement est peut-être une prière – un peu de l’ordre de l’abandon de soi, du don du soi à une entité surplombante, qui peut être parfois bienveillante, parfois étouffante. Les divertis y trouvent leur compensation. Au cœur du divertissement on soupçonne qu’il s’agit de faire diversion. Suivez mon regard. Sans exclusive ni persiflage.

Je n’insinue pas que l’homme diverti en se confiant à une puissance étrangère (divine, idéologique, financière, humoristique, musicale…) n’est pas en état d’affronter l’avenir. S’il est souvent « opiumisé », hypnotisé, décérébralisé, ce n’est pas toujours le cas. Ce type d’accusation a été tentée mais ça ne marche pas comme ça. Le fait religieux est peut-être un divertissement au même titre qu’un spectacle d’humour ou qu’un concert rock, cela n’enlève rien à son efficacité.

Pascal et Debord avancent que le divertissement est un danger existentiel –  en invoquant les sept péchés capitaux pour le premier, la société de consommation pour le second. On a parfois envie de les envoyer se faire voir. On sait bien que le divertissement est une façon de dissoudre – sinon de résoudre – le tragique de l’existence.

L’avertissement est un calcul qui suggère que l’homme se prend (ou se reprend) en main. On laisse tomber l’idée d’un grand horloger barbu ou d’un dieu spaghetti au profit d’une équation qui énonce qu’on a intérêt à bien calculer l’itinéraire des temps qui viennent. L’avertissement est souvent amer, inquiet, voire terrifié et terrifiant.

L’homme averti en vaut deux, peut-être, mais être à deux n’est pas toujours suffisant pour se rassurer. D’autant qu’avertir est une prise de risque personnel. Avertir est souvent altruiste. On avertit pour le bien des autres. Ce n’est pas toujours récompensé. Il arrive que les lanceurs d’alerte agacent les braves gens.

Remember Laocoon qui a voulu prévenir les Troyens du piège équestre bien connu, tendu par Ulysse.

Parler de diavertissement c’est reconnaitre sans chichis que tout avertissement doit être spectaculaire pour avoir la moindre chance d’être entendu et qu’aucun divertissement n’est neutre ni innocent. L’homme diaverti en vaut trois.

Non nova sed nove. Rien de nouveau sous le soleil. Life is a cabaret.

FRAGMENT 002 [à suivre prochainement]
Débunker le psychopompe

Un psychopompe est traditionnellement une entité mythologique – dieu, déesse, esprit ou animal sacré – dont le rôle est de guider les âmes des défunts vers l’au-delà, jouant un rôle crucial dans les croyances et les rituels funéraires. Les figures contemporaines du psychopompe seront-elles témoins et acteurs des transitions qui vont aider les vivants à gérer la perte, à passer du monde d’avant au monde d’après, d’un sexe à l’autre, d’une caste à l’autre,  à comprendre la mort, à embarquer vers une nouvelle ère ?

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