Depuis son décès en mars 2020, on ne compte plus les ouvrages, les disques et les films consacrés à Genesis P-Orridge. Haute figure de la contre-culture des XXe et XXIe siècles, artiste pandrogyne aux multiples talents depuis la musique, la performance et l’auto-édition jusqu’à l’occultisme, tour à tour dénigrée, puis adulée par les médias culturels autorisés, mais aussi par ses pairs des marges créatives.
Un personnage iconique, aussi complexe et atypique que clivant, dont Christophe Becker signe un portrait impressionnant dans son ouvrage Géométrie de la souffrance. Genesis P-Orridge + William S. Burroughs, édité dans la collection En Marge ! dirigée par Solveig Serre et Luc Robène aux éditions Riveneuve. Le fruit de neuf années d’études et de recherches, ici compilées sur près de 400 pages, avec la rencontre entre P-Orridge et l’écrivain William S. Burroughs comme détonateur et fil conducteur.
Becker en profite pour retracer l’intensité de leurs parcours respectifs et volontiers disruptifs face aux époques qui les ont vu émerger aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Puis analyser ce que leur collusion a su engendrer d’un point de vue artistique, jusqu’à sa résonance sur la culture et les décennies qui s’ensuivirent. Les tribulations de deux monstres « sacrés » dont les œuvres semblent encore gagner en pertinence avec les années qui passent, preuve de l’inspiration de leurs radicalités quasi prophétiques.
Révolution électronique, littérature expérimentale, musique industrielle, transes et rituels de rupture, guerres cognitives… autant d’expériences et de visions qui annonçaient et décrivaient, sinon irriguent toujours, la dérégulation de notre réalité consensuelle. C’est ainsi, qu’au-delà de sa dimension historique, Géométrie de la souffrance nous propose rien moins qu’une grille de lecture originale de notre époque en accélération.
. Géométrie de la souffrance. Genesis P-Orridge + William S. Burroughs
Propos recueillis par Laurent Courau, portrait de Genesis P-Orridge © Perou, portrait de Christophe Becker © Frank Caranetti, portrait de William S. Burroughs © Ulf Andersen, portrait de William Gibson © Christopher J. Morris
Démarrons peut-être par la genèse de ton ouvrage Géométrie de la souffrance. Genesis P-Orridge + William S. Burroughs ? Ce livre qui retrace les liens entre deux monstres sacrés de la culture du XXe siècle est sorti en décembre 2022, soit près de deux ans et demi après la disparition du cofondateur de Throbbing Gristle. Mais sa densité sous-entend un long travail. Peux-tu revenir pour nos lecteurs sur cette entreprise de longue haleine, entamée bien avant le décès de Genesis P-Orridge ?
J’ai eu l’occasion de revenir dans l’essai sur ma rencontre avec ces deux artistes. William Burroughs, par le biais de l’édition du Festin nu traduite par Éric Kahane pour Gallimard. Mon père a pris le bouquin dans sa bibliothèque et m’a dit quelque chose du genre : « Lis ça, je n’ai rien compris mais j’ai trouvé ça génial. » J’avais une quinzaine d’années. Je dois dire que je n’oublierai jamais cette phrase, parce qu’elle dit bien tout ce que l’art doit à l’émotion et à l’irrationnel. Orridge, c’est un ami bassiste qui écoutait Throbbing Gristle, sans doute pour faire enrager ses parents. J’étais étudiant à Paris VII à l’époque, à l’Institut Charles V. Burroughs était mon sujet de maîtrise, puis de DEA. Je voulais poursuivre mon travail de recherche avec une thèse de doctorat, et mes propositions ne semblaient pas séduire grand monde. Burroughs et Orridge, c’était différent. Je crois bien que personne à l’université n’avait jamais entendu parler de Genesis P-Orridge ou de musique industrielle. En réalité le champ scientifique était plus vaste puisqu’il s’agissait, en définitive, d’un tapuscrit intitulé L’influence de William S. Burroughs dans l’œuvre de William Gibson et de Genesis P-Orridge, qui devait me permettre de naviguer entre culture mainstream et underground.
Géométrie de la souffrance est le prolongement de cette thèse. Il fallait réécrire et considérablement augmenter le texte original. J’ai beaucoup appris sur le travail d’Orridge après la soutenance en décembre 2010, c’était un autre texte que j’avais alors en tête, pour lequel je m’investissais encore davantage, y compris sur le plan moral.
J’aurais du mal à ne pas rebondir sur ce tout dernier point. Qu’entends-tu par « plan moral », une formule que l’on peut interpréter de bien des manières avec de tels sujets d’étude ?
Ce qui m’a frappé, au moment de la mort d’Orridge en mars 2020, c’est le manque de recul d’une part non-négligeable de la presse française, d’abord culturelle. Son discours, en particulier sur la pandrogynie et la non-binarité, n’a quasiment pas été interrogé. Pas plus que son rapport aux femmes. Il y avait pourtant beaucoup à dire. Il est fondamental d’étudier l’œuvre d’un artiste, de l’analyser et de la mettre en perspective tout en conservant un œil neutre. J’ai regretté par la suite que les journalistes ne se soient pas faits l’écho de textes comme celui de Cosey Fanni Tutti : Re-Sisters: The Lives and Recordings of Delia Derbyshire, Margery Kempe and Cosey Fanni Tutti, où la musicienne, co-fondatrice de Throbbing Gristle, parle sans détour de viol. J’ai également recueilli un certain nombre de témoignages, des sources que je ne mentionnerai évidemment pas, qui peignent un portrait terriblement sombre de Genesis P-Orridge. La presse britannique, quant à elle, était plus sévère, et ce depuis de nombreuses années, des pages du Guardian jusqu’à l’article désopilant que Fiona Russell Powell lui consacre dans New Humanist en juillet 2009. Un travail de recherche consciencieux doit participer à la destruction des « idoles » – quelles qu’elles soient.
Au-delà des conditions de tes rencontres avec Burroughs et Orridge, que tu viens d’évoquer plus haut, qu’est-ce qui t’a motivé – d’un point de vue tout à fait personnel – à leur consacrer des années d’études et de recherches ? Connaissant aussi ton intérêt pour Decoder, film « culte » allemand des années 1980 dans lequel ils apparaissent tous deux, en compagnie de F.M. Einheit, Christiane F et Bill Rice, j’aurais du mal à ne pas distinguer certains thèmes récurrents qui semblent t’animer ?
Je ne sais rien faire d’autre : je tire des fils. Le Festin nu d’Éric Kahane était un excellent point de départ. Le roman trace des lignes claires entre des personnages et des situations, mais aussi avec une époque, des lieux. La rue Gît-le-Cœur dans le 6e arrondissement de Paris, une ville que j’aime de tout mon cœur, la Beat Generation, la poésie française, Tanger, l’écriture expérimentale… Burroughs a cette qualité qu’il ouvre de très nombreuses portes à ses lecteurs. Il ne se contente pas de donner un cours magistral sur un sentiment révolutionnaire ou sur l’art comme transport ou action. Il exige un effort individuel, un investissement. Je n’ai fait que répondre à l’appel, relier des traits les uns aux autres pour obtenir une image jusqu’ici invisible, comme cette page qu’on doit plier en trois à la fin du magazine MAD. Je ne suis pas prêt de voir la fin du travail de recherche. J’ai découvert il y a peu de temps les comic books écrits par Burroughs et illustrés par Malcolm McNeill, son influence sur la British Invasion, autant de nouvelles pistes à explorer, idem pour Decoder qui connecte Burroughs et Orridge à un univers cyberpunk finalement très proche de celui de William Gibson. Je poursuis effectivement un certain nombre de thèmes, qu’il s’agisse de la modification du corps, lui-même défini comme territoire révolutionnaire, de la sexualité, sans bien savoir, pour être honnête, s’ils étaient si solidement ancrés dans mon cerveau avant d’entamer mes recherches, ou si mon sujet d’étude a fini par agir sur mon cortex cérébral et mes boucles cortico-sous-cortico-corticales et prendre, au moins partiellement, les commandes.
Peux-tu revenir sur ton interrogation concernant le discours de P-Orridge sur la pandrogynie et la non-binarité ? Sujet auquel tu consacres quelques passages incisifs dans ton chapitre « vers le surhumain », notamment autour de The Ballad of Genesis and Lady Jaye, le film documentaire de Marie Losier ?
Le discours qu’Orridge développe à partir d’un certain nombre de textes programmatiques de William Burroughs ne me semble pas dénué d’intérêt. Il me parait même ouvrir de véritables pistes de réflexions, mais celles-ci ne résistent pas à la nouvelle identité que le musicien créé à partir des années 2000, Breyer P-Orridge. Breyer P-Orridge est mis en scène comme la fusion de deux individus, Orridge et Lady Jaye qui décèdera en octobre 2007. Or cette identité est entre les mains d’Orridge seul qui ne laissera jouer à sa compagne qu’un rôle secondaire. Lui était incapable de penser l’égalité entre les sexes. Il était le produit malheureux de son époque ; il ne manquait jamais de manifester son ouverture d’esprit et son libéralisme (au sens anglo-saxon), mais restait prisonnier de cadres misogynes et phallocentriques largement documentés. Les essais publiés par Cosey Fanni Tutti laissent peu de place au doute, d’autant plus que celle-ci se tourne davantage vers ses propres pratiques artistiques et sur une réflexion globale que sur un portrait revanchard de ses débuts. Le documentaire de Marie Losier m’apparait ici comme un cas d’école. La cinéaste filme, avec ce que j’estime être de la complaisance, un homme déployer un discours « féministe » systématiquement contredit, à l’image, par l’invisibilisation de Lady Jaye et une communication datée et sexiste.
Burroughs a vu ses textes programmatiques sur le son mis en œuvre par des musiciens capables, qui avaient tous de véritables dispositions techniques, une expertise ; Orridge aurait certainement gagné à faire ce pas de côté, à s’effacer au profit de l’œuvre.
À propos du titre choisi pour ton livre, Clémentine Hougue fait référence dans sa préface aux géométries non-euclidiennes et établit un parallèle entre une histoire des avant-gardes et de contre-cultures qui, je cite, « ont tout à voir avec l’évolution des modélisations mathématiques du début du XXème siècle ». Bien qu’ayant conscience que tu ne sois pas Clémentine Hougue, j’aimerais que tu reviennes sur ce ping-pong essentiel entre sciences dures et marges culturelles (qui se trouve par ailleurs à l’origine même de notre média Mutation) ? Mais aussi, que tu nous donnes ta propre explication de ce titre de livre ?
Le titre vient d’une phrase de Paul Valéry dans Monsieur Teste (« je sens des zones de douleur, des anneaux, des pôles, des aigrettes de douleur. Voyez-vous ces figures vives ? cette géométrie de ma souffrance ? »). Je suis très fier de ce titre. J’avais l’impression de le voir écrit au pochoir sur la pochette d’un album. Une phrase étrange, qui donne envie d’en savoir plus, du genre More Songs About Buildings and Food, Taking Tiger Mountain (By Strategy), Never Mind the Bollocks, etc. C’est probablement ma première et dernière incursion dans le domaine du marketing subliminal. Plus sérieusement, je m’intéresse énormément à la logique et à la philosophie du langage, plus particulièrement à Ludwig Wittgenstein. Wittgenstein est un personnage fascinant, d’autant plus que sa pensée me semble, aujourd’hui encore, parfaitement opaque. Je suis un amateur en la matière, pas même éclairé. Wittgenstein a commencé à travailler sur la philosophie des mathématiques, critiquant ouvertement les résultats de Bertrand Russell qu’il considérait pourtant comme un maître. Plus tard, il s’est intéressé au langage… Le langage permet-il de tout exprimer ? Ou bien, comme il l’écrivait lui-même, « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »… ? Wittgenstein était à la recherche d’une vérité qui ne cessait de lui échapper, quelque chose qui était prêt à émerger, qui résistait, malgré tout, quelque chose de quasiment religieux qu’il comptait mettre en forme avec les outils que lui offraient la science. Un thème qui rappelle les questions que posaient William S. Burroughs sur le silence, par exemple.
La philosophie des mathématiques ambitionnait de rendre visible les mécanismes de notre univers, en vain. La nature ne se laisse pas décrire ou régler, pas entièrement. Il y a trop d’éléments que nous ne parvenons pas à appréhender ; ce qui explique, en partie au moins, l’apparition de marges qui cherchent, à leur manière, à interpréter le monde, que ce soit par le biais de sciences dures, de pseudosciences, d’ésotérisme – ou même de l’art.
À vrai dire, Clémentine a sans doute une autre lecture du titre.
Concernant William S. Burroughs, mais aussi son influence sur P-Orridge et la scène musicale mondiale, pourrais-tu revenir sur l’essai The Electronic Revolution, publié en 1970 et que tu mentionnes à de nombreuses reprises ? Un court texte programmatique que tu qualifies de « manuel révolutionnaire et de précis de guérilla urbaine, contre les forces de contrôle qui gouvernent et exploitent notre planète ».
À vrai dire, cet essai a eu un effet considérable sur la scène musicale en général. Burroughs fréquentait beaucoup de musiciens, de chanteurs, sachant qu’ils lui permettraient de rester pertinent auprès de la jeune génération. Il ne s’est jamais vraiment intéressé au rock ou à la pop ; c’était un échange de bons procédés, de la publicité à bon compte. Mais il restait fasciné par l’effet des sons sur le corps humain, les infrasons par exemple. The Electronic Revolution, c’était avant tout l’occasion de se tourner vers l’usage du magnétophone, à la fois comme arme de propagande et comme outil susceptible de découper la réalité avant de la reconstituer. Scanner, Cabaret Voltaire, Einstürzende Neubauten, Jean-Pierre Turmel de Sordide Sentimental… on ne compte plus le nombre d’artistes qui se réfèrent à ce texte et s’en inspirent plus ou moins ouvertement. Paul McCartney avait lui-même écouté les cassettes cut-ups de Burroughs et Gysin – même si les expérimentations de « Tomorrow Never Knows » sont antérieures.
Question qui peut sembler idiote aux yeux des personnes qui travaillent elles-mêmes sur ces questions, mais qui n’en revient pas moins fréquemment dans les discussions avec des profanes. Qu’est-ce qui justifie, selon toi, que le monde académique et universitaire s’intéresse aux contre-cultures, aux artistes alternatifs et aux marges ? Après tout, ces marges se montrent elles-mêmes souvent rétives à leur étude. En quoi ces investissements, en temps de cerveau disponible et en moyens notamment économiques, présentent-ils un intérêt pour les chercheurs, les institutions dont ils dépendent et par rebond pour notre société dans son ensemble ?
Je me souviens d’un cours de poésie dispensé par Paul Volsik qui enseignait la littérature britannique à Charles V. Sans aucun doute l’une des personnes les plus cultivées que j’ai jamais rencontré. Il prenait un malin plaisir à se moquer du film Dead Poets Society de Peter Weir. Des parents furieux que leurs enfants, étudiants dans une école élitiste (quel que soit le sens qu’on donne à ce mot), jouent Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, ou apprennent Walt Whitman : « O Captain! My Captain! ».
Il voulait dire qu’il y avait quelque chose d’absurde à faire de cette littérature désormais annexée par la bourgeoisie le signe d’une quelconque rébellion. La marge finit toujours par être absorbée, digérée. Il faut se méfier de ceux qui se revendiquent comme frondeurs ou indisciplinés. Ce sont souvent de bons petits soldats, prêts à marcher au pas ou à accepter une médaille pour service rendu.
Une part de la recherche s’est emparée de la musique industrielle comme du prolongement de mouvements déjà anciens, Pierre Henry et Pierre Schaeffer aux studios de la RTF, Delia Derbyshire à l’atelier radiophonique de la BBC, sans compter les grands anciens… cet engouement est inévitable, et va dans le sens d’une même démarche intellectuelle. Mais s’agit-il encore de marge ? Et la marge peut-elle même exister dans le domaine de la recherche ? Je suis persuadé que non, pas en tant que telle. La recherche n’a qu’un objectif : faire découvrir au plus grand nombre, faire tomber les barrières, y compris sociales. Il arrive que des étudiants viennent me remercier de leur avoir fait découvrir Decoder, ou Throbbing Gristle… Est-ce que je peux trouver quelque chose de plus important à faire de ma vie ?
Reste à savoir si le chercheur participe à « absorber » ou « digérer » la marge. Je laisse d’autres répondre à ma place !
L’histoire des contre-cultures fourmille de liens intergénérationnels, aussi intéressants qu’étranges et souvent souterrains. Qu’est-ce qui t’a motivé à travailler spécifiquement sur William S. Burroughs et Genesis P-Orridge, plutôt que sur d’autres figures subculturelles ?
Outre le fait que personne ne connaissait Orridge au moment de proposer un sujet de thèse… ? Je suis fasciné par le rapport entre culture mainstream et underground. Burroughs, écrivain expérimental américain, avec ses textes programmatiques qui appellent à l’insurrection, est le même qui devient chevalier des Arts et des Lettres en 1984, le même qui apparait dans une publicité pour Nike ou, pire encore, dans une vidéo de U2… La culture est un terrain meuble, un sol argileux qui se dilate ou rétrécit, et peut s’effondrer sous vos pieds si vous n’y prêtez pas attention. Burroughs incarnait cette tradition de l’écrivain américain né au XIXe siècle, voué à décrire une réalité brutale, rebutante ; il était, à ce titre, incapable de la moindre concession. Il était aussi, et dans un même temps, semble-t-il, en mesure de vendre son image sans état d’âme. Il représentait en un sens le meilleur et le pire d’une culture états-unienne résolument schizophrène. Beaucoup d’artistes ont voulu profiter de cette renommée, jusqu’à la scène punk new-yorkaise lorsqu’il vivait sur la Bowery, à deux pas du CBGB. Avec Orridge, on parle d’une toute autre échelle. Lui ne s’est pas contenté de se faire adouber ou de reprendre à son compte l’aura sulfureuse de l’écrivain ; il a repris la totalité de ces contradictions. Lui-même était à la croisée des chemins, à la fois underground et mainstream. Innovateur, généreux, expérimental, putassier, vénal, boutiquier. Pour un chercheur c’est une bénédiction : un objet d’étude récalcitrant.
Tu mentionnais plus haut un tapuscrit intitulé L’influence de William S. Burroughs dans l’œuvre de William Gibson et de Genesis P-Orridge. En effet, on sait l’intérêt de William Gibson pour William S. Burroughs. Pourquoi avoir délaissé le « parrain » du genre littéraire cyberpunk pour te concentrer plus spécifiquement sur les liens entre William S. Burroughs et Genesis P-Orridge ?
Je ne pense pas avoir jamais délaissé Gibson. C’est un écrivain beaucoup trop précieux à mes yeux. Je le place au côté de Philip K. Dick, Sontag, Vonnegut, DeLillo, Pynchon. Je suis toujours autant impressionné par son style, sa manière de creuser un même sillon depuis Neuromancer en 1984, comme avec ses nouvelles publiées dans le magazine Omni, qui préfiguraient cet univers dystopique qu’il n’a pas inventé mais qu’il a exploité le plus brillamment. Neuromancer, je me souviens de sa première comme de sa dernière ligne. Je ne peux pas en dire autant de beaucoup d’autres textes. J’ai découvert Gibson avec Count Zero qui reste, aujourd’hui encore, un de mes romans préférés ; le texte mêle une dimension pulp transparente à une réflexion profonde sur l’écriture, le processus artistique… Je crois que c’est John Shirley qui résumait le cyberpunk à la rencontre des deux Burroughs, William S. et Edgar Rice, autrement dit, une fois de plus, la collision entre underground et mainstream. Je continue de lire tout ce qu’il écrit et à le suivre en ligne. Je sais également que je reviendrai à un travail plus poussé sur son œuvre. Quelque chose manque à l’analyse de ces textes… Il y a un impensé des romans de William Gibson… Je ne veux pas en dire plus pour l’instant.
Quand tu dis qu’on « sait » l’intérêt de Gibson pour Burroughs, ce lien n’avait pas encore été analysé.
L’étude des liens entre William Burroughs et Genesis P-Orridge s’est imposé pour des questions de calendrier. Riveneuve préparait une série d’essais sur la musique. J’ai toujours été passionné par la musique, autant que par la littérature. C’est également en pensant à Gibson que j’ai accepté d’écrire Géométrie de la souffrance, en pensant à ce gosse terrifié à qui Ace Books proposait un contrat par le biais de Terry Carr venu recruter de nouveaux talents. Je savais que lui-même s’était senti submergé… Si un homme tel que lui avait la peur au ventre alors, après tout, pourquoi pas.
L’essayiste new-yorkais Douglas Rushkoff (considéré comme l’un des six penseurs les plus influents au monde par la MIT Technology Review) écrivait récemment sur Substack que « l’amour et la magick constituent nos meilleurs espoirs » face à la dégradation de notre planète et de nos sociétés. Dans le même texte, il évoque par ailleurs son bref passage aux claviers de PsychicTV. The Moon and Serpent Bumper Book of Magic d’Alan Moore et de Steve Moore, un grimoire de magie pratique et accessible à tous, a constitué un immense succès d’édition dès sa sortie au mois d’octobre 2024. Cet intérêt renouvelé pour l’occulture, doublé du conflit évoqué dans ton livre et désormais ouvert entre les « contrôleurs » que représentent les médias de masse et les différentes formes de « résistance », ne manque pas de me rappeler les marottes de Burroughs et d’Orridge. Pour ma part, je trouve très amusant que deux artistes aussi « farfelus » (pour le sens commun) aient pressenti et annoncé l’esprit de notre temps, avec parfois plusieurs décennies d’avance… Quel est ton point de vue sur cet aspect anticipatif de leurs œuvres, qui paraissent encore d’une contemporanéité étonnante ?
Burroughs a toujours été un liant, comme on dit en cuisine. Ce qui s’explique sans doute par sa très grande versatilité. Il était écrivain, bien entendu, mais il a également écrit des comic books, il a participé à des albums comme ceux de Kurt Cobain ou des Disposable Heroes of Hiphoprisy, il est apparu au cinéma devant la caméra de Gus Van Sant ou Klaus Maeck… Il s’est toujours rendu visible – en dépit de son surnom d’« Hombre Invisible ». Il n’est donc pas étonnant que ses théories aient été absorbées par des milieux aussi différents… Alan Moore mentionne le cut-up burroughsien dans Watchmen en 1986 et se sert de cette technique dans les pages de la série ; Grant Morrison le décrit comme un thaumaturge de tout premier ordre… Ce lien avec la magie aurait pu être escamoté si Burroughs n’avait pas voulu rendre compte de ses effets au sein même de son œuvre, et s’il n’en avait fait un sujet d’étude, un motif intellectuel. Le fait qu’il ait été un bien meilleur écrivain qu’Aleister Crowley a certainement joué un rôle. Il a donc pu donner un élan… La pratique d’Orridge est plus récente puisque TOPY [Thee Temple ov Psychick Youth] date de 1981. Elle se situe dans un mouvement de fond qui secoue le Royaume Uni à cette époque, mais a le mérite de cristalliser le discours ésotérique développé par William Burroughs et de lui ouvrir des points d’accès dans le monde entier. Il l’a, en quelque sorte, institutionalisé.
Mutation porte un intérêt tout particulier aux marges culturelles contemporaines qui pourraient s’avérer porteuses de germes d’un futur « différent ». Avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, comment juges-tu les prises de position volontiers radicales de William S. Burroughs et de Genesis P-Orridge ? Sorti des artistes et des œuvres que tu viens d’évoquer, penses-tu qu’ils ont réussi à influencer la culture mainstream, soit à faire dévier le cours des choses ?
La réponse est extrêmement complexe. À vrai dire l’œuvre de Burroughs et Orridge a elle-même été digérée par la culture la plus mainstream imaginable. Il n’y a qu’à voir le phénomène que représentait Marilyn Manson il y a peu encore. Une société qui considère un artiste aussi conventionnel que Manson comme subversif est en danger. Lui a tout pris à Throbbing Gristle et a régurgité une version édulcorée de la musique industrielle devenue « rock industriel » pour l’occasion. Sans risque, encore une fois ; quoiqu’Evan Rachel Wood aurait légitimement son mot à dire à ce sujet. Ou Bianca Kyne. Burroughs, lui, a aidé à forger l’image de l’écrivain rebelle, que de nombreux auteurs qui n’ont pas le quart de son talent, y compris en France, s’efforcent de reproduire. Il y avait cette tradition de la « singerie » dans la peinture Flamande de la fin du XVIe siècle, Le Singe peintre de Chardin qui a ce point commun avec l’artiste médiocre qu’il imite ou « singe » ses modèles dont la technique, le talent, l’écrasent. Les prises de position de Burroughs et Orridge ont créé de très belles impulsions, elles ont aussi étranglé bon nombre de leurs contemporains. Il y a quoi qu’il en soit des îlots de radicalité, qu’il faut aller chercher plus loin, plus profondément, des artistes ou des collectifs, des tiers lieux, qui continuent de creuser le sillon burroughsien tout en conservant une liberté. Je pense à Bertrand Mandico avec qui je me suis entretenu pour Géométrie de la souffrance, à Shinya Tsukamoto, Alan Moore, Grant Morrison, Alec Empire, aTelecine, Denis Karimani… La liste serait bien trop longue. Gibson affirmait que le futur était déjà là, mais qu’il était mal distribué (« The future is already here – it’s just not very evenly distributed.« ) Je serais tenté de reprendre cette phrase à propos des marges. « La dissidence est déjà là… »