Comment apprenons-nous ? Les neurosciences, les sciences cognitives, mais aussi le quantified self et bon vieil empirisme nous ont-ils fait progresser dans notre compréhension des mécanismes de l’apprentissage ? Et s’agit-il de pures découvertes théoriques ou sont-elles applicables à la salle de classe ou à chacun d’entre nous ?
Même le plus fameux des MOOCs, Coursera, s’est intéressé à la question et propose maintenant un cursus « Apprendre à apprendre ». À sa tête, on trouve un neuroscientifique connu, Terrence Sejnowski et surtout Barbara Oakley, auteur d’un excellent livre sur l’apprentissage des sciences, A Mind for Numbers.
Un article de Rémi Sussan
Portrait de Barbara Oakley © Elliott Hall
Illustrations © Mondocourau.com
Son éducation scientifique, Barbara Oakley l’a effectuée sur le tas. Comme pour beaucoup d’autres, sa scolarité s’accompagna d’une profonde répugnance pour les mathématiques. Son truc c’était les langues, et elle devint à l’âge adulte une spécialiste du Russe au sein de l’armée américaine. Elle réalisa bientôt qu’en dehors de l’armée, il n’existait pas beaucoup d’opportunités pour les spécialistes de cette langue. Elle suivit alors un cours d’ingénierie, et dut absorber les disciplines qu’elle avait négligées plus tôt. Cela lui permit d’expérimenter un certain nombre de stratégies et d’élaborer la méthode qui inspire notamment le cours de Coursera.
Mode « concentré » et mode « diffus »
La créativité occupe une place importante dans le livre d’Oakley. Certains pourraient s’en étonner d’autant qu’elle traite de domaines comme les maths et les sciences, et plus que les humanités. Mais apprendre c’est créer, insiste-t-elle. La solution à la question mathématique implique bien souvent d’appréhender celle-ci sous un nouvel angle.
Un des premiers principes sur lesquels elle s’étend dans son livre c’est ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de la créativité. Autrement dit, lorsqu’on cherche à résoudre un problème, la partie du cerveau qui y travaille n’est pas celle qui trouve la solution. Pour Oakley, en effet notre cerveau fonctionne selon deux modes : le « diffus » et le « concentré ». Le mode concentré est celui que nous utilisons le plus volontiers lorsque nous effectuons un travail intellectuel. Celui-ci permet à nos pensées de suivre un cheminement logique, en enchaînant les associations d’idées les plus claires et les plus évidentes. Barbara Oakley compare cette approche à un jeu de flipper (on trouvera ici un extrait de son livre développant cette métaphore). La boule représente le train de notre pensée. Dans le mode concentré, elle se déplace sur un terrain où les obstacles sur lesquels elle rebondit se situent très près les uns des autres.
Le mode diffus, au contraire, est celui de l’inconscient. Sur ce plateau de flipper les obstacles sont beaucoup plus rares, ce qui permet à la bille de parcourir de plus grandes distances. Ce qui signifie que notre train de pensées est capable d’associer des idées plus éloignées les unes des autres. C’est précisément ce que nous faisons lorsque nous nous trouvons face à un problème inédit ou difficile. Nous avons besoin d’effectuer de nouvelles connexions entre nos neurones.
Cela signifie-t-il que pour résoudre des problèmes il nous suffit de rêvasser et de ne rien faire ? Surtout pas, explique Barbara Oakley. En fait, l’inconscient, le mode diffus, n’est capable que de résoudre les questions sur lesquelles le mode concentré a intensément travaillé auparavant. Toute l’astuce consiste donc à savoir quand il faut se concentrer et quand, à l’inverse, il faut lâcher prise.
L’une des grosses erreurs lorsque l’on aborde un problème uniquement en mode concentré consiste à partir sur une (mauvaise) idée de solution et à rester indéfiniment fixé sur elle. C’est parce qu’on est coincé dans le petit réseau d’associations d’idées adopté au démarrage : ce que Barbara Oakley nomme l’Einstellung (qu’on peut traduire par « installation » ou « mise en place »). Une étude a été faite à ce sujet sur des joueurs d’échecs novices (.pdf). On a suivi le regard de ces joueurs lorsqu’ils cherchaient la meilleure stratégie possible. Leurs yeux localisaient très vite un point précis de l’échiquier, et alors qu’ils étaient convaincus d’évaluer toutes les alternatives possibles, leur regard les trahissait : il restait fixé sur la même région de l’échiquier, celle qu’ils avaient sélectionnée au début.
Barbara Oakley donne comme exemple de bonne pratique celle adoptée par Thomas Edison, qui avait coutume de s’assoupir dans son fauteuil en tenant une balle entre ses mains. Lorsqu’il perdait conscience, la balle tombait, le réveillant instantanément. Il notait alors toutes les idées qui lui étaient venues lors de sa somnolence. Salvador Dali utilisait la même technique, dans un domaine bien sûr totalement différent. Une autre solution consiste à travailler sur le problème juste avant de s’endormir, le mode le plus « diffus » qu’on puisse imaginer. Barbara Oakley ne le cite pas précisément, mais n’oublions pas que certains inventeurs pratiquent des techniques de « rêve lucide » ou de rêve contrôlé pour trouver la solution à leur recherche. C’est le cas par exemple de Ray Kurzweil, qui avoue dans une interview s’endormir régulièrement en réfléchissant à un problème à résoudre, pour recueillir en rêve des éléments de solution, surtout dans l’état semi-conscient qui suit immédiatement le réveil le matin.
On n’est bien sûr pas loin de de la notion de sérendipité, à condition de bien comprendre que ce genre de « trouvailles » obtenues « par hasard » intervient après un travail très ardu de concentration. « Marconi aurait-il découvert les ondes radio s’il n’avait pas, par hasard, travaillé sur le sujet pendant des années ? », s’interrogeait déjà John Cleese dans un sketch des Monty Python.
Mais il existe une autre méthode, beaucoup plus rapide et simple, pour réévaluer une situation : fermer un instant les yeux ! Selon une recherche publiée en 2013, ce simple geste aurait pour conséquence de « déconnecter » immédiatement le mode concentré pour activer le mode diffus ou, comme le nomment officiellement les neuroscientifiques, le « réseau du mode par défaut ».
Les deux approches de l’apprentissage
Pour Barbara Oakley, un processus d’apprentissage se déroule suivant deux démarches complémentaires : le « top-down » et le « bottom up ». Le « top-down », c’est comprendre le contexte d’un apprentissage. Quand par exemple, une équation doit être utilisée plutôt qu’une autre. Ainsi, lorsqu’on aborde le manuel d’une discipline quelconque, il vaut mieux commencer par feuilleter le livre, regarder les titres de chapitres, jeter un coup d’œil sur les exercices (alors même qu’on a pas lu le texte permettant leur résolution). Cela permet d’avoir une idée générale du contexte et de la direction choisie par l’auteur.
Mais il ne faut pas oublier non plus l’approche « bottom-up », qui se rapproche en fait d’un enseignement très traditionnel. Dans le cadre du « bottom-up », il est important de constituer des « chunks », des ensembles neuronaux très serrés que notre cerveau sera capable de manipuler comme des blocs. Pour ce faire, rien de mieux que la pratique et la constitution d’une habitude. Les bonnes vieilles techniques de répétition, d’apprentissage par cœur ont leur place ici.
« Les meilleurs programmes d’apprentissage des langues tels ceux du Defense Language Institute (un institut de recherche et d’éducation pour les langues étrangères du Département de la défense des États-Unis, NDT), où j’ai appris le russe, incorporent une pratique structurée comprenant beaucoup de répétition et de par coeur, un mode concentré d’apprentissage de la langue, et la combinent avec une méthode plus diffuse de discussion libre avec des locuteurs natifs de la langue. Le but est d’intégrer les mots et les structures de base afin que vous puissiez parler aussi librement et avec autant de créativité dans votre nouvelle langue que vous le faites en anglais. »
Comment former ces « clusters » de la manière la plus efficace possible ? Inutile de lire et de relire un texte indéfiniment pour être sûr d’avoir compris et maîtrisé un sujet. En fait, il est beaucoup plus malin de se répéter ce qu’on a appris, de reformuler le contenu de la leçon. Barbara Oakley cite à ce sujet une expérience intéressante (l’article original est malheureusement derrière un paywall). On a demandé à des étudiants de lire un texte scientifique, puis de se rappeler son contenu. Ils l’ont ensuite lu une seconde fois, puis ont réitéré le même exercice. Il s’est avéré que cette technique était bien plus efficace que d’autres méthodes, pourtant plus élaborées, par exemple la création de schémas conceptuels, pour construire une représentation mentale de ce que l’on apprend. Ce qui a surpris les étudiants eux-mêmes, car ils pensaient que cette dernière méthode était la meilleure. Mais le problème, souligne Oakley, c’est qu’on essaie trop souvent de bâtir des relations entre des concepts, sans avoir auparavant maîtrisé les « clusters » correspondant à ces concepts. Ce qui équivaut, selon elle, « à apprendre des stratégies avancées du jeu d’échecs sans connaître les règles de base ».
Adieu au multitâche !
C’est donc l’équilibre entre ces deux modes cérébraux diffus et concentré, qui garantit la créativité de nos esprits. Barbara Oakley n’est pas la seule à se pencher sur le sujet, qui attire l’attention des neuroscientifiques. Ainsi Daniel Levitin (auteur d’un excellent livre sur les neurosciences de la musique, traduit en français sous le titre De la note au cerveau) en tire-t-il des conclusions intéressantes dans un article du New York Times. Ses recherches sur ces deux modes d’attention l’ont conduit, avec son collègue Vinod Menon, a identifier la partie du cerveau, située dans l’insula, qui détermine la « balance attentionnelle » autrement dit, le moment où il faut passer du mode diffus au mode concentré, et vice versa. Or le hic est que cet « interrupteur » est aujourd’hui détraqué : en effet notre vie actuelle, nos activités en ligne notamment, entrent constamment en compétition pour attirer notre attention, du coup, nous n’arrêtons pas de passer involontairement du mode diffus au mode concentré et inversement. « Chaque changement de statut que vous lisez sur Facebook, chaque tweet ou texte que vous recevez d’un ami entre en compétition pour les ressources de votre cerveau avec des choses importantes, comme décider s’il faut mettre vos économies dans des actions ou des obligations, vous rappeler où vous avez laissé votre passeport ou encore trouver la meilleure façon de vous réconcilier avec un ami proche avec lequel vous venez de vous disputer. »
La conclusion qu’en tire Levitin est donc qu’il faut protéger notre mode diffus en évitant de lui imposer cette surcharge attentionnelle : « Si vous désirez être plus productif et créatif, et avoir plus d’énergie, la science préconise de partitionner votre journée en périodes de projets. Vous devriez ne vous consacrer aux réseaux sociaux que pendant un temps déterminé, et refuser les interruptions constantes pendant votre journée. On devrait aussi ne consulter ses mails qu’à des moments donnés. »
Une chose est sûre : le cerveau n’est pas multitâche.
À noter d’ailleurs à ce sujet, une expérience intéressante effectuée sur des adeptes de la méditation « pleine conscience » : il s’est avéré que ceux-ci étaient capables de mieux gérer un ensemble multiple de sollicitations simultanées, comme la consultation de mails, de textos, le travail sur un traitement de texte, etc. Bref, ils étaient plus « multitâches ». Mais en réalité ils passaient plus de temps à chaque fois sur chaque travail particulier, bref, leur meilleures capacités de « multitasking » étaient en fait dû à la faculté… de rester mono-tâches !