« Operation Mindfuck, la nouvelle vague »

Ira Benfatto
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« Opération Mindfuck, la nouvelle vague », un dossier d’Ira Benfatto publié dans le second numéro de notre « poster à lire » Mutation, publié au mois de février 2019. Un texte qu’il nous apparaît aussi essentiel qu’ironique de rediffuser dans l’actuel contexte de dérégulation de notre réalité consensuelle.

Où il est question de « fake news », de contre-culture et de Robert Anton Wilson, de la fin des années 1960 et du chaos contemporain, de la Société Discordienne et de son culte d’Eris, déesse grecque du désordre, du magazine Playboy et de conspirationnisme, des Illuminati et de « tunnels de réalité ».

Cet article est accompagné d’un focus sur William S. Burroughs et les « fake news », puis d’interviews croisées de R.U. Sirius, de John Higgs, de Douglas Rushkoff et de Rémi Sussan, au sujet de l’opération Mindfuck.

Illustration de couverture © Mondocourau.com
Portrait de Robert Anton Wilson : © DR
Illustration de clôture © Bob Callahan & Mark Zingarelli

OPÉRATION MINDFUCK : LA NOUVELLE VAGUE

1968, le rêve utopique du Summer of Love s’étiole. Martin Luther King et Robert Kennedy sont assassinés. Des émeutes raciales mettent les quartiers à feu et à sang. Et l’opinion publique bascule contre la guerre du Vietnam. À 3500 kilomètres du quartier hippie de Haight-Ashbury et à des millions d’années-lumière de ses colliers de fleurs, de ses cheveux longs et de ses manifestations pacifistes, une toute autre contre-culture émerge sur les bords du lac Michigan.

Cheveux courts, moustaches et barbe bien taillées, Robert Anton Wilson et Kerry Thornley viennent de fonder la Société Discordienne et jettent les bases de son athéologie : le culte d’Eris, déesse grecque du désordre et du chaos. La religion satirique fait des émules, plusieurs lettres d’informations sont publiées et nombreux sont ses membres qui écrivent pour la presse underground à travers le pays.

Wilson officie lui-même dans les bureaux du magazine Playboy à Chicago. Parmi ses attributions de rédacteur adjoint, il a pour tâche, conjointement avec son collègue Robert Shea, de lire et de répondre au courrier des lecteurs : The Playboy Advisor. Ébahis par le nombre de missives complotistes qu’ils reçoivent, les deux anarchistes décident d’écrire un livre basé sur l’idée que « tous ces tarés auraient sans doute raison et que chacune des conspirations dont ils se plaignent existerait vraiment ».

Terminé en 1971, leur livre Illuminatus ne trouvera d’éditeur qu’en 1975, une fois amputé de 500 pages et divisé en trois volumes. Succès critique plus que commercial à l’origine, il a désormais acquis au fil des années le statut d’« ouvrage culte » et n’a de cesse d’être réédité. Comme l’expliquera Wilson des années plus tard : « Illuminatus n’est qu’une partie d’une œuvre d’art totale, d’un happening intitulé l’opération « Mindfuck » ».

Boite à outil pour activistes, l’opération Mindfuck se détermine comme un appel au sabotage culturel, en vue de perturber la vision du réel promulguée par la culture de masse et ainsi de renverser l’ordre établi. Dans un premier mémo destiné à établir ses fondements, Wilson enjoint ses participants à propager toute rumeur lancée par d’autres membres et à attribuer toutes les calamités nationales, assassinats et complots aux Illuminati et autres sociétés secrètes.

Ainsi la Croisade Chrétienne Anti-Communiste reçoit une lettre des Illuminati pour confirmer qu’ils dominent bien l’industrie du rock ‘n’ roll et que Beethoven faisait partie de leurs premiers initiés. Quand le procureur de la Nouvelle-Orléans Jim Garrison (personnage du JFK d’Oliver Stone) perd son procès contre Clay Shaw, homme d’affaire et présupposé membre de la CIA, accusé de l’assassinat de Kennedy, son allié au Los Angeles Free Press prend au sérieux la missive du mystérieux « Ordre de l’Ange Phénix » l’informant que les jurés sont tous membres des Illuminati, ainsi que l’indique leur absence de téton gauche. Et bientôt, de mystérieuses petites annonces se glissent dans les pages des journaux de droite, comme de gauche.

Les discordiens ne voient pas là que de simples farces ou canulars, mais bien une guérilla ontologique dont l’objectif est de propager le chaos, d’obliger le lecteur ou le spectateur à distinguer la réalité de la fiction et à envisager le monde sous un angle nouveau. Du propre aveu de Robert Anton Wilson, il devient rapidement difficile de dire où s’arrête l’opération Mindfuck et où commence la véritable paranoïa : « les révélations discordiennes semblent avoir appuyé sur un bouton magique, de nouvelles révélations sur les Illuminati apparaissent de toute part, dans des parutions d’extrême droite comme de l’ultra gauche. Beaucoup ne venant pas de chez nous, les discordiens ».

Loin d’aider les masses à s’évader de ce que Wilson qualifie de « tunnel de réalité », il semble que les Illuminati l’aient, au contraire, rejoint. Comme dans le cas de toute organisation anarchiste, il reste difficile de déterminer qui se cache derrière son « nous, les discordiens », mais malgré cet échec de l’opération Mindfuck, leur philosophie et leurs méthodes n’en ont pas moins profondément influencé la contre-culture ; leur marque caractéristique se retrouvant ainsi au fil des décennies dans les travaux de Timothy Leary et de William Burroughs, des auteurs de comics Alan Moore et Grant Morrison, dans les oeuvres de groupes tels que The KLF et Psychic TV, ou d’acteurs de la cyberculture comme R.U. Sirius et Douglas Rushkoff.

Autrefois campagne de désobéissance civile, le concept se trouve dorénavant récupéré par le camp adverse, notamment par des intérêts réactionnaires. À l’ère de la post-vérité, les fausses informations prolifèrent tels des virus médiatiques. On les nomme, et vous les avez reconnus, « fake news », « mèmes ». Sa résonance, amplifiée par la vitesse de circulation des informations et leur non-vérification sur les réseaux sociaux, est à présent sans pareil. D’outil de sabotage aux mains de la résistance, elle s’est faite arme de destruction massive, souvent au service des puissants, des immobilistes, voire de certains charlatans vendeurs de remèdes miracles.

De l’aveu même de R.U. Sirius, ancien rédacteur en chef du magazine Mondo 2000, « l’opération Mindfuck a eu bien trop de succès ». Dans cette même interview, donnée en 2017 au site Medium.com, il confie (en précisant toutefois qu’il a obtenu ces informations de manière indirecte) que tous les collaborateurs proches de Vladimir Poutine ont lu Timothy Leary et connaissent leur discordianisme. Échec cuisant ou succès tonitruant pour le camp ennemi, comment réhabiliter et se réapproprier ce merveilleux et noble outil pataphysique ? Et aujourd’hui, à quoi ressemblerait une opération Mindfuck « nouvelle vague » .

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