« Opération Mindfuck : les interviews »

Ira Benfatto
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Comment réhabiliter et se réapproprier ce merveilleux et noble outil pataphysique que fut l’opération Mindfuck ? Aujourd’hui, à quoi ressemblerait une opération Mindfuck « nouvelle vague » ? Vivons-nous dans un grand jeu à réalité alternée ? Serions-nous confrontés à des tentatives d’ingénierie à grande échelle de nos sociétés ?

Mutation Magazine a pris le soin d’interroger quatre observateurs attentifs et chevronnés des plus surprenantes évolutions de nos sociétés numériques, autour de l’opération Mindfuck, du concept de « fake news » et de la notion de post-réalité : R.U. Sirius, John Higgs, Douglas Rushkoff et Rémi Sussan. 

Un article tiré d’Opération Mindfuck, la nouvelle vague, un dossier d’Ira Benfatto publié dans le second numéro de Mutationnotre « poster à lire » publié au mois de février 2019. 

Illustrations  © Mondocourau
Portraits de R.U. Sirius, John Higgs, Douglas Rushkoff & Rémi sussan © Bart Nagel, Clark Hodgin & DR

R.U SIRIUS

Note biographique : Cofondateur du magazine Mondo 2000, bible de la cyberculture californienne du début des années 1990, Ken Goffman, alias RU Sirius est aussi l’auteur de Counterculture Through the Ages, le premier livre d’Histoire consacré aux modes de pensée subversifs.

Admettons que l’opération Mindfuck se soit avérée, de par sa nature, agressive. Qu’il se soit agi d’une arme, avant même qu’elle ait été utilisée comme telle. Tout notre bla-bla sur le « terrorisme culturel » était vraiment drôle, un jeu absolument génial, mais c’était surtout une bonne grosse masturbation collective. Nous applaudissions les tactiques de choc des uns et des autres, sans que ça nous choque pour autant. Et le reste du monde nous a tout juste remarqués.

Intrinsèque à l’opération Mindfuck, il y a cette notion d’une supériorité de la contre-culture du XXème siècle sur des masses indifférentes, qui avaient besoin d’être r/éveillées. Face à ceux de l’alt-right qui se croient « libres-penseurs », les radicaux de gauches à « fausse conscience », tout laissait présumer du niveau de conscience supérieur de notre camp, que nous allions communiquer aux autres clowns.

Je suppose que l’opération Mindfuck « nouvelle vague » devrait tâcher de se montrer plus humaine que le jeu pratiqué par la soit-disante alt-right ou les trucs qui parle aux jeunes d’aujourd’hui, naturellement ennuyés par la soupe délibérément sentimentale de la contre-culture du moment. L’épisode des Anonymous constituait une belle tentative, mais l’establishment centriste détruit et réfrène toute « résistance » de gauche, alors qu’il laisse les aliénés de droite se développer, tant et si bien qu’ils finissent par arriver au pouvoir.

Aussi longtemps que nous tenterons de ne pas choquer l’hypersensibilité des gens « bien comme il faut », ou plus vraisemblablement des censeurs culturels et sexuels autoproclamés qui parlent à leur place, nous n’aurons rien de très marrant à raconter et les excités de droite continueront à recruter parmi la jeunesse rebelle. Si le débat de saison sur la censure de la chanson Baby It’s Cold Outside n’est pas une opération de guerre psychologique délibérée pour rendre les libéraux et les artistes de gauche aussi absurdes et grotesques que les supporters de Trump, ces derniers auraient dû y penser.

Cela étant dit, je me demande si ça vaut encore la peine de dire ou de faire quoi que ce soit. Tout part en couille, droit dans les flammes, en pleine hystérie et dans l’autoritarisme.

JOHN HIGGS

Note biographique : John Higgs est un journaliste et un écrivain britannique. Il a publié plusieurs ouvrages sur la contre-culture et le psychédélisme, ici incarnée par les artistes et activistes Timothy Leary, Robert Anton Wilson, Alan Moore et le groupe anglais The KLF, dont l‘excellent The KLF: Chaos, Magic and the Band who Burned a Million Pounds. Son prochain livre The Future Starts Here: Adventures in the Twenty-First Century sortira en Angleterre au mois d’avril 2019.

L’opération Mindfuck faisait figure de mal nécessaire, ancré dans son temps. Elle révélait les rouages d’un monde postmoderne alors en action, offrant l’économie du recul nécessaire. Mais les enfants du 21e siècle, la génération Z, comprennent d’instinct ses enseignements. On ne les a pas conditionnés à se contenter d’un seul point de vue. Ils questionnent automatiquement l’origine d’une information et sa raison d’être.

Je ne dis pas que l’opération Mindfuck fait partie du passé. On en perçoit encore les échos sur la toile. Mais nous sommes passés de l’ère du postmodernisme au nouvel âge méta-moderne, dans lequel l’opération Mindfuck s’avère obsolète sous sa forme originelle.

Ainsi, une opération Mindfuck moderne, méta-moderne, se devrait d’éclairer les fonctionnements du XXIème siècle, comme l’originale l‘a fait avec le siècle précédent. Plus spécifiquement, elle devrait forcer les gens à reconnaître que la notion d’« individu » isolé est insuffisante pour nous comprendre nous-mêmes, pour capter notre potentiel et nous amener à réaliser que ce sont nos interactions, nos connections et nos réseaux relationnels qui font de nous ce que nous sommes.

DOUGLAS RUSHKOFF

Note biographique : Journaliste américain, documentariste et essayiste spécialiste de la société de l’information, Douglas Rushkoff est un habitué des pages de nos pages et l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont Media Virus: Hidden Agendas in Popular Culture, de Life, Inc: How the World Became A Corporation and How To Take It Back et de Present Shock: When Everything Happens Now. Son dernier livre Survival of the Richest est sorti aux USA en 2022.

L’opération Mindfuck comportait de nombreux objectifs. L’un d’entre eux était de maintenir les garants de la culture dans un état de confusion permanent, afin qu’ils ne sachent plus trop quoi faire de nous. Nos propos étaient si excessifs, que croire à une blague leur était plus facile que de nous prendre au sérieux.

La seule stratégie imprévisible face à un adversaire est de se comporter de façon totalement aléatoire, d’agir de manière irrationnelle, jusqu’à ce que ce même ennemi abandonne. Le problème, c’est que les « fake news » et les programmes de télévision, dont se servent Trump et ses sbires, sont très proches de l’opération Mindfuck.

À l’exception près que ce qu’ils produisent n’est en rien aléatoire. Ils utilisent, détournent et mixent des morceaux de réalité pour concevoir leurs mensonges, comme les monteurs des émissions de télé-réalité créent de fausses narrations à partir de de leurs séquences vidéo.

L’opération Mindfuck ne chercherait pas à imposer un récit logique à des sujets déjà dénués de sens. Elle chercherait au contraire à en réduire le sens, pour en souligner l’absurdité. Je pense que nous autres, les Illuminati, contrôlons toujours le monde. Mais le monde, lui, ne coopère pas pleinement. Clairement, notre plan n’a pas encore porté ses fruits.

RÉMI SUSSAN

Note biographique : Rémi Sussan est un journaliste français, spécialiste des nouvelles technologies de l’information, mais également grand connaisseur des contre-cultures. Entre autres ouvrages, il est l’auteur des Utopies posthumaines : Contre-culture, cyberculture, culture du chaos, de Frontière grise, de Demain, les mondes virtuels et de nombreux articles sur LaSpirale.org, dont l’excellent Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur.

« Lorsqu’on étudie les conspirations occultes », explique Robert Anton Wilson dans son livre Cosmic Trigger, « on est finalement confronté à un carrefour aux proportions mythiques (appelée traditionnellement la Chapelle Dangereuse). Vous ne pouvez en sortir que paranoïaque ou agnostique ; il n’y a pas de troisième voie. J’en suis sorti agnostique. »

La Chapelle Dangereuse, c’est ce lieu intellectuel ou spirituel où nos conceptions habituelles de la réalité basculent, anéantissant nos préconceptions, déconditionnant notre mental et renouvelant notre perception du monde. On n’entre pas dans la Chapelle Dangereuse uniquement « en étudiant les conspirations occultes », mais à chaque fois que l’on joue avec le contenu de notre esprit : magie rituelle, drogues psychédéliques, yoga et méditation à haute dose en sont d’autres moyens très prisés (et tous pratiqués par Wilson). Mais, soyons honnêtes, les paranoïaques sont bien plus nombreux à en sortir que les agnostiques.

Qu’est-ce finalement que l’opération Mindfuck, sinon une tentative d’ingénierie de la Chapelle Dangereuse à l’échelle d’une société entière ? En utilisant médias anciens et nouveaux, canulars situationnistes, mèmes et media virus, on cherche à déstabiliser la pensée commune, à rénover les approches cognitives globales… ou pas.

Car, ici aussi, les paranoïaques sont plus nombreux que les agnostiques (au premier rang des victimes, Kerry Thornley, co-créateur de l’église discordienne et donc parrain de l’opération Mindfuck, qui sombra lui aussi dans la paranoïa). Et les choses deviennent encore plus grave lorsque les paranoïaques se mettent eux-mêmes à élaborer leur propre opération Mindfuck, comme l’a fait l’alt-right avec succès sur les réseaux sociaux, récupérant même à son profit les pratiques de la très anarchiste « chaos magick ». 

Dans les sciences de la complexité, on dit souvent qu’un embouteillage n’est pas une grosse voiture, qu’un vol d’oiseaux n’est pas un grand oiseau. Les comportements émergents d’un collectif ne peuvent être déduits de celui des individus qui le composent. Et le franchissement du seuil de la Chapelle Dangereuse par un individu ne prédit en rien celui d’un collectif. La tentation d’appliquer les mécanismes de la transformation personnelle à la société dans son ensemble aboutit fréquemment à des résultats catastrophiques. Ce qui explique sans doute, qu’au cours de l’histoire, les occultistes aient si souvent fait des choix politiques désastreux !

Peut-on malgré tout « sauver » l’opération Mindfuck ? Il me semble que c’est jouable, mais à condition d’abandonner l’idée que celle-ci puisse changer les gens à leur insu. Il faut rendre plus facile l’accession des individus à la « Chapelle Dangereuse », la démocratiser, en quelque sorte, mais faire en sorte que les individus qui y pénètrent développent en même temps des facultés critiques et une indépendance d’esprit pour leur permettre d’éviter les dangers les plus évidents. Cela me fait passer aux « jeux à réalité alternée » et notamment à l’ancêtre « contre-culturel » de ces derniers, les Incunabula Papers, une série de documents anonymes qui faisaient naviguer le lecteur dans un univers borgesien truffé d’univers parallèles et – encore – de conspirations occultes. Denny Unger, le concepteur de jeu, avait déclaré à propos des Incunabula qu’ils s’apparentaient à « une série de tests soigneusement construits pour filtrer certains types de personnalités et chercher des candidats adéquats ». 

Et Unger de conclure :

« Un schéma général des Incunabula apparaît alors. Cela rappelle les initiations des sectes, mais de manière cependant différente, puisque ce processus sélectionne un type particulier de personnalité : quelqu’un d’hédoniste, d’ouvert d’esprit, mais sceptique, doté d’une tournure d’esprit scientifique, créatif, libre-penseur, éduqué, et critique. Certainement pas l’initié typique de la secte standard. »

Il me semble que le modèle des Incunabula gagnerait à être approfondi, ainsi que le modèle du jeu à réalité alternée, malheureusement aujourd’hui surtout aux mains des publicitaires.

Comme la Chapelle Dangereuse, ce jeu s’adresse à l’individu, mais garde le côté collectif de l’opération Mindfuck par son usage des médias et son accès facile. Et surtout, il contient son propre antidote, il est construit pour développer certaines qualités et pas pour faire exploser l’esprit, en laissant le cerveau ouvert aux idées les plus dangereuses et les plus délirantes.

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