Retrouvailles avec l’un des grands « parrains » de la cyberculture.
Paris, début des années 1990. Un autre monde, d’avant l’apparition du web, où l’information se faisait rare et transitait souvent par des réseaux confidentiels. C’est dans les rayonnages de la librairie Un Regard moderne, alors carrefour parisien des cultures parallèles, que je découvre la revue californienne Mondo 2000. Un condensé de ce que l’époque proposait de plus excitant, comme une incarnation dans le monde réel des romans cyberpunks de William Gibson.
Avec plusieurs années d’avance sur le reste de la presse internationale, Mondo 2000 traite de cette nouvelle forme de réalité au croisement de notre monde tangible et des univers virtuels, où les expériences culturelles les plus surprenantes se marient aux avant-gardes technologiques. Au centre du petit groupe de freaks à l’origine de ce nouveau magazine lancé en 1989, on retrouve Ken Goffman alias R.U. Sirius ; un vétéran de la contre-culture et de l’underground depuis l’aube des années 1970, proche de Timothy Leary, et déjà responsable de deux publications sulfureuses High Frontiers et Reality Hackers, dont Mondo 2000 constituera l’aboutissement, véritable feu d’artifices visuel et rédactionnel sur papier glacé.
La revue connaît un grand retentissement, jusqu’à motiver la concurrence, notamment le magazine Wired, apparu quelques années plus tard pour surfer sur cette même vague. Mais Ken Goffman commence à prendre ses distances à partir de 1993. Est-ce une coïncidence, au moment même où le World Wide Web se démocratise, ouvrant grand les portes des réseaux informatiques à des millions, bientôt des milliards d’humains et de consommateurs ? Mondo 2000 poursuit son aventure jusqu’en 1997, peu de temps après que Jeff Bezos ait introduit sa compagnie Amazon en Bourse, au NASDAQ de New York. Une page est tournée, emportant avec elle l’utopie d’un « village numérique global » où l’Internet servirait les intérêts de l’humanité toute entière.
Ken Goffman n’en continue pas moins sa route, adoptant une posture critique vis-à-vis de l’évolution du monde numérique et multipliant les expériences : musicales au sein des groupes Mondo Vanilli et Infinite Gesture, éditoriales avec pas moins d’une dizaine d’ouvrages à son actif, dont l’épatant Counterculture Through the Ages : From Abraham to Acid House, journalistiques dans les colonnes de nombreuses publications telles que Rolling Stone, Time et Esquire, ou encore politiques avec The Revolution Party.
Propos recueillis par Laurent Courau.
Traduction par Ira Benfatto.
Portrait de Ken Goffman © Bart Nagel
Visuel d’Infinite Gesture © Jay Cornell
Notre précédent entretien remonte à l’année 2004 et à la publication de votre livre Counterculture Through the Ages : From Abraham to Acid House. Une époque qui semble aujourd’hui bien lointaine, où Mark Zuckerberg et ses camarades de classe de Harvard n’en étaient encore qu’à esquisser les contours de Facebook. Quel regard portez-vous sur les deux dernières décennies et sur ce qui apparaît comme une accélération exponentielle et sans précédent de nos sociétés humaines, en incluant bien sûr la pandémie de Covid-19 ?
J’ai l’impression que c’était il y a mille ans. Vous mentionnez Zuckerberg. Pas plus tard qu’en 2011, pendant le « printemps arabe », même Facebook – une institution de masse toujours en quête de profits, pionnière dans la domestication du web sauvage et décentralisé pour nous mener paître vers des enclos commercialisés – pouvait se vanter d’être une force démocratique de redistribution du pouvoir aux peuples. Car Facebook servait d’exutoire aux forces dissidentes qui souhaitaient la liberté d’expression, une communication ouverte, une gouvernance plus démocratique et moins autoritaire.
Bien sûr, le « printemps arabe » a surtout produit de nouveaux États autoritaires. Et l’ambiance est telle en Occident que je pourrais me faire accuser d’attitudes colonialistes, simplement pour avoir partagé mon point de vue sur le sujet. Depuis, Facebook est devenu le vecteur d’une tentative de génocide au Myanmar. La manière dont Facebook utilise ses algorithmes pour maintenir et amplifier l’attention de ses usagers, entre autres attributs, est désormais reconnue comme une force extrêmement destructrice. Je n’utilise Facebook que pour illustrer le niveau d’effondrement de l’idée selon laquelle l’accès de milliards de personnes aux moyens de communication, dans le contexte du capitalisme tardif à l’échelle mondiale, obtiendra de bons résultats. Cette notion s’est complètement détériorée.
J’ai déclaré à plusieurs reprises qu’il me semble que nous sommes passés par une sorte de « singularité sociale ». À titre d’exemple : Vernor Vinge a repris l’idée de la singularité technologique, qui se produirait lorsque les intelligences artificielles deviendraient plus intelligentes que les humains. Selon la pensée originale de Vinge, nous ne pouvons pas prédire qui, quoi ou même ce que nous deviendrons au-delà de ce point. Nous atteindrons un horizon des événements et ne sommes pas capables de nous projeter au-delà.
Pour ma part, je propose l’idée que nous soyons passés par une forme de « singularité sociale », lorsque nous avons atteint un milliard de personnes et plus sur Internet. Et nous sommes maintenant, toujours plus, dans un état de confusion mentale totale et absolue quant à la façon dont nous nous situons nous-mêmes, dont nous situons nos cultures, nos relations et nos politiques au milieu de cette tour de Babel de bruits et de signaux. Nous sommes à la mer et les gens s’accrochent à des dogmes, à des croyances grincheuses, à des projections colériques et à des groupes identitaires, tels des radeaux de sauvetage dans une tempête de merde cognitive.
Pendant ce temps, nous nous trouvons frappés par une augmentation de tempêtes bien réelles (des événements météorologiques qui vont se multiplier, une économie mondiale qui ne tient que par des bouts de ficelle depuis l’effondrement de 2008) et maintenue par la détérioration de nos croyances et la montée de mouvements ouvertement fascistes dans le monde entier, jusque dans leur prise du pouvoir sur l’un des deux principaux partis politiques aux États-Unis.
Lorsqu’est sorti mon livre sur l’histoire de la contre-culture en 2004, nous avions George W. Bush, le Patriot Act et l’invasion de l’Irak ; nous avions les goulags de torture et la tentative d’imposer une dictature capitaliste de remplacement en Irak. C’était déjà bien assez de fascisme pour moi. Mais la nouvelle mutation mondiale est de nature différente, avec une anxiété raciale, identitaire, sexuelle et de genre portée à son paroxysme.
Dans Counterculture Through the Ages : From Abraham to Acid House, j’ai fait remarquer que les chrétiens conservateurs se considéraient comme une contre-culture à l’époque et qu’ils pouvaient faire valoir cet argument dans un moment où « le pluralisme, l’avortement, le rationalisme, la liberté sexuelle, la science, l’autosatisfaction matérialiste et la liberté d’expression » se trouvaient plus ou moins dominants. Qu’en est-il aujourd’hui ? Il semble qu’il y ait un mouvement mondial vers des nationalismes autoritaires, à la fois en conflit et de mèche avec un système néolibéral en décomposition, lui-même porté par le grand capital et des institutions (parfois) quasi-démocratiques qui, dans une certaine mesure, défendent encore les valeurs suggérées plus haut. Je savais déjà que les choses étaient désastreuses à cette époque, mais je ne savais pas qu’elles deviendraient aussi pleinement détraquées à présent.
En ce qui concerne le COVID, qui sait ce que seront les dommages permanents subis par presque tout le monde. C’est le reflet de l’intimité, de la mutualisation et du potentiel de prolifération de la dystopie grandissante. Et cela a forcé les derniers résistants au monde numérique à se connecter, que ce soit pour le travail, pour leurs visites chez le médecin, pour leurs vaccins (ou pour se connecter à leur alliés dans le cas des partisans de la théorie du complot), etc.
De quelle manière pensez-vous qu’il soit possible de sortir de cet état de confusion mentale, pure et absolue ? Comment échapper à cette singularité sociale, à cette « tempête de merde cognitive », pour reprendre votre expression, qui semble tout détruire, jusqu’aux fondements mêmes de notre civilisation ?
Ça me rappelle qu’il m’est arrivé de m’enflammer, tout empreint d’une vigueur réformiste, en imaginant que j’étais détenteur de solutions. Non seulement, je me suis présenté aux élections présidentielles américaines, mais j’ai aussi tenté de créer The Revolution Party (j’étais plus sérieux en essayant de lancer ce parti que sur la question même des élections présidentielles). Quelques années en arrière, j’ai encore failli créer l’Open Source Party avec Krist Novoselic (ancien bassiste de Nirvana) et Jon Lebowski.
Je me suis retiré parce qu’ils voulaient que j’en sois le leader… le leader public… et ce que j’ai vu émerger, c’était un environnement politique hideux. Je n’ai vu aucun résultat positif à y participer ainsi, juste un merdier épuisant. Ce que nous proposions ne concernait pourtant que la démocratie et son accès. Il n’était même pas question de race ou de sexe. Mais je crois que c’était une bonne décision que de se retirer.
Je dis souvent que je préfère écrire des paroles de chansons et travailler sur des collaborations musicales, plutôt que d’écrire des essais. Même si je suis plutôt satisfait du travail récemment réalisé pour Mindplex.ai. Lorsque j’écris des essais, j’ai l’impression d’en avoir trop dit, puis je commence à penser à tout ce que j’ai omis de dire. (Je n’en ai pas dit assez. Je suppose qu’il y a une chanson de REM pour cela) Avec les paroles de chanson pour mon projet musical Infinite Gesture, c’est comme un jeu pour moi. Même si je fais une déclaration sur l’actualité, Bob Dylan nous a autorisés à rejeter toute forme de pression quant à la nécessité de nous en expliquer, ou même d’être à la hauteur de nos propres déclarations. C’est plus amusant ainsi.
Textes d’Infinite Gesture
https://www.mondo2000.com/2022/04/21/infinite-gesture-21-lyrics-in-search-of-music/
Bandcamp de R.U. Sirius
https://rusirius.bandcamp.com/
Dans le monde d’aujourd’hui, quel regard portez-vous sur les visions du futur proposées par l’équipe de votre magazine Mondo 2000 au tournant des années 1980 et 1990 ? Votre recueil Mondo 2000 : A User’s Guide to the New Edge trône toujours sur mes étagères. Et il me semble que votre folie créative avait anticipé l’avenir bien mieux que les visions plus commerciales de Wired et de la majorité des magazines grand public…
Hmmm… Je ne saurais dire comment le Mondo 2000 : A User’s Guide to the New Edge se situe par rapport à la réalité d’aujourd’hui. Je sais que l’histoire d’amour entre le magazine Wired et un certain accélérationnisme affairiste a perdu de son éclat. Et que les « camarades de la Silicon Valley » sont devenus la cible du mépris et de l’opprobre.
Je pense aussi que Mondo 2000 incarnait une sorte de romance entre la contre-culture et une excitation pour la technologie. Alors que les vibrations autour de la plupart des contre-cultures ont changé aujourd’hui, et que celles-ci tendent à se montrer beaucoup plus hostiles et craintives à l’encontre du changement technologique. J’imagine que la majorité des personnes qui participaient aux fêtes autour de la réalité virtuelle dans les années 1990 considèrent désormais cette technologie comme suspecte, sinon carrément diabolique. Le fait que la première tentative d’acceptation et de distribution de la réalité virtuelle à grande échelle se soit faite par le biais de Meta n’a pas aidé.
Je pense que le Mondo 2000 : A User’s Guide to the New Edge était amusant. C’est ce qui l’a sauvé. Non seulement le ratio entre les projections utopiques et dystopiques de Mondo 2000 était bien plus équilibré qu’on ne le reconnaît généralement, mais il était aussi, je pense, entièrement imprégné d’un parfum de folie ludique qui exhalait radicalement de chaque page. Mondo 2000 était comme une performance. En fait, beaucoup de personnes qui gravitaient autour de la culture technologique en Europe n’ont pas apprécié.
Ah ? Intéressant et surprenant, je ne l’aurais pas imaginé. Qu’est-ce qui vous fait dire que beaucoup de personnes qui gravitaient autour de la culture technologique en Europe n’ont pas apprécié ?
J’ai donné des conférences en Suède, en Norvège, si je me souviens bien, mais aussi en Suisse et en Allemagne. Et à l’exception de Munich, j’y ai rencontré un public amical et enthousiaste. Mais j’ai eu un certain nombre de discussions avec des personnes qui pensaient que Mondo 2000 mettait trop l’accent sur l’individualité et l’attitude, pas assez sur les données. Je me souviens d’une critique parue dans un journal suédois dans laquelle l’auteur disait que « les hackers sérieux grinçaient des dents », parce le public appréciait mes commentaires culturels décontractés.
En outre, Morgan Russell, le coéditeur de Reality Hackers qui a aussi participé aux premières années de Mondo 2000, a déménagé en Roumanie, puis en Belgique. Il a continué à représenter Mondo 2000 depuis là-bas, mais il nous a aussi causé quelques ressentiments dus à ses relations d’affaires et ses relations amoureuses. Il m’a donc parlé du mépris exprimé par les cyberpunks européens à l’égard de notre culture basée sur l’individualité, ce qui a pu constituer une sorte de boucle de rétroaction. Morgan est d’ailleurs décédé depuis et je tiens à honorer sa mémoire. Les articles qu’il écrivait pour nos magazines étaient fantastiques, notamment son reportage lors d’un rassemblement du Chaos Computer Club dans l’ancien Berlin-Est.
Vos dernières chroniques sur Mindplex sont consacrées à l’essor des intelligences artificielles, notamment les intelligences artificielles génératives, et à la grève des écrivains qui appellent les institutions à intervenir. Sam Altman lui-même, le PDG d’OpenAI, vient de conseiller aux sénateurs américains de légiférer sur l’intelligence artificielle à l’occasion d’une audition devant le Sénat américain. Et justement, ne pensez-vous pas que cette accélération technologique risque d’entraîner le retour de systèmes de gouvernement forts, contrairement à ce que beaucoup de gens, notamment les libertariens, imaginaient jusqu’à présent ?
J’ai toujours dit que le libertarianisme tendrait à disparaître chez les techniciens lorsque les programmeurs et les travailleurs du numérique deviendraient à leur tour remplaçables. Je suis presque sûr que ça a commencé à se produire. Il y a eu un moment étrange lors d’une conférence sur la Singularité, peut-être une quinzaine d’années en arrière, lorsqu’un orateur a plaidé en faveur du revenu de base universel. De nombreuses personnes dans le public, habituellement poli (ou prétendant avoir transcendé l’émotivité), l’ont hué. Aujourd’hui, je pense que le revenu universel de base est… euh… presque universellement accepté par les enthousiastes de la technologie les plus extrêmes. On distingue donc déjà des fissures dans ce noyau dur de la mentalité techno-libertaire du type Ayn Rand, bien qu’Alan Greenspan ait été lui-même l’un des premiers défenseurs du RBI (https://www.zscaler.fr/resources/security-terms-glossary/what-is-remote-browser-isolation).
Je trouve également intéressant, en général, de voir à quel point la question de la liberté d’expression s’est complexifiée au travers d’un flot indescriptible de comportements malsains : harcèlement, menaces de mort, etc. Je pense qu’il y a plus de menaces de mort chaque semaine sur Internet qu’il n’y avait de personnes en ligne lorsque le World Wide Web a été créé en 1993. Je suis toujours en faveur de l’élargissement des marges, en particulier par rapport aux nombreuses autres formes de justice sociale. Mais il est difficile de trouver une définition correcte de l’anarchie ou une redéfinition de l’absolutisme de la liberté d’expression, dans ce miasme. Comme pour tout le reste, la plus grande confusion règne.
L’introduction de votre petit « livre rouge » The Revolution: Quotations from Revolution Party Chairman R. U. Sirius, donnait le ton. Parmi les mesures que vous proposiez, citons : supprimer les impôts pour les revenus inférieurs à 100 000 dollars, légaliser les drogues récréatives, cesser de policer le monde, faire passer les préoccupations environnementales avant les profits, arrêter la censure et défendre la vie privée sur Internet. Selon vous, où en serait le monde aujourd’hui si vous aviez réussi à vous imposer lors de l’élection présidentielle américaine de l’an 2000 ?
Ha ! Vous savez, ce n’est pas parce que vous êtes président que vous pouvez faire bouger les choses. Quel genre de population aurait pu m’élire à la présidence en 2000 ? Je pense que les gens qui auraient voté pour moi auraient été meilleurs que ceux qui ont élu Bush. Des gens meilleurs, alors ? Qui suis-je pour le dire ? Je pense que ça aurait probablement débouché sur une guerre civile. En fait, lors d’une interview à l’époque, on m’avait demandé quelle serait la première chose que je comptais faire en tant que président et j’avais répondu « me faire assassiner ».
Avec le temps passe et les crises qui s’intensifient, il semble que l’issue de chaque nouvelle élection présidentielle soit encore plus cruciale que la précédente. Qu’attendez-vous des prochaines élections américaines ?
C’est terrifiant. Je pense qu’il serait barbare et meurtrier de laisser les fascistes républicains prendre le contrôle du pays, simplement parce que les démocrates sont merdiques. La différence entre le friendly fascism ou « fascisme à visage humain » (une expression utilisée pour décrire le mariage du corporatisme et du pouvoir politique) et le fascisme idéologique, nationaliste et haineux, peut sembler insignifiante, à un niveau abstrait. Et ce n’est pas un truc que quiconque devrait avoir envie d’expérimenter, et personne ne devrait vouloir que les personnes transgenres (par exemple) le vivent. Si vous banalisez la prise de contrôle de l’Amérique par les Républicains, en ce qui me concerne, ça signifie que vous êtes pour forcer les femmes à accoucher.
Le monde se trouve aujourd’hui divisé entre, d’une part, un globalisme néolibéral chancelant (dirigé par une classe managériale de mèche avec une étrange collision de super-riches, d’activistes apprivoisés et d’ONG qui prêchent un évangile intersectionnel) et de l’autre, une rébellion fasciste qui, ainsi que je l’ai déjà noté, se trouve néanmoins toujours liée au même capitalisme mondial, bien que peut-être plus disposée à provoquer l’apocalypse. Ils semblent toujours très hantés, un peu comme par un amant oublié, par le fantôme d’Hitler.
En tant que professionnel des médias, comment imaginez-vous que nous puissions reconstruire un média fédérateur qui offrirait une vision modérée et progressiste de l’époque, au lieu du chaos conflictuel qui prévaut, déjà évoqué plus haut ? Et n’est-ce pas là l’une de nos principales priorités, offrir aux gens une approche plus modérée, en dédramatisant le débat ?
Je ne suis pas sûr que la modération soit de mise. Une poignée de personnes possèdent plus de richesses que la majorité de la population des États-Unis (par exemple), ce qui justifie la colère populiste. Je ne pense pas que l’on puisse obtenir de changement sans cette rage, mais je ne pense pas non plus que l’on puisse obtenir le type de changement nécessaire sans lucidité, sans éloquence et précision. Je ne suis pas sûr qu’un média puisse faire cela, à moins qu’il ne s’agisse d’un média qui n’ait pas encore été inventé. Peut-être une application pour empêcher les gens de s’enliser dans des conflits sans intérêt. Un LSD plus fort peut-être ? Je pense que les écrivains, les artistes et les activistes doivent continuer à y travailler. Je pense qu’il faut de la folie dans l’art et en musique, mais de la précision et de la lucidité dans le journalisme et en politique.
Malgré la série de crises et de menaces que nous venons de passer en revue, essayons de terminer sur une note positive. Où placez-vous vos espoirs pour l’avenir, pour notre avenir commun en tant qu’espèce ? Où voyez-vous des solutions possibles ?
En 1980, John Lennon a déclaré : « Là où il y a de la vie, il y a de l’espoir ». Quelques jours plus tard, il a été abattu. Je suis tenté d’en faire ma réponse… Pour moi, ce sera la partie la plus faible ou la plus étrange de cette interview. Les jeunes devraient proposer des solutions. Ou elles devraient émerger démocratiquement.
Quoi qu’il en soit, je vais essayer. En haut de ma liste, je vois l’éloquence, la lucidité et la précision, mentionnées plus haut, émerger chez certains jeunes, comme chez les deux démocrates noirs qui ont été exclus pendant un certain temps de la chambre des représentants par la législature raciste du Tennessee. Justin Pearson, en particulier, semble avoir l’éloquence et l’inspiration d’un Malcolm X ou d’un Martin Luther King. Désolé pour les puristes de l’anarchisme, mais la situation exige des leaders charismatiques et éloquents pour donner un sens au chaos et s’exprimer de manière à être entendu.
Deuxièmement, on sent comme une excitation naissante dans le monde de la technologie autour de l’intelligence artificielle et de la blockchain, sous l’étiquette Web3. Et bien qu’il semble le plus souvent que l’issue sera mauvaise, il y a quelque chose de vaguement optimiste dans ce ferment naissant. Ce n’est pas la technologie en tant que telle qui m’excite, mais l’excitation elle-même. Le fait que nous abordions ces choses en tant que critiques et que sceptiques ajoute à ce vague sentiment d’espoir. Ce qui contredit peut-être mon plaidoyer précédent en faveur de la précision, mais dans ce cas, je me dois simplement d’exprimer le sentiment vague que quelque chose d’extraordinaire pourrait émerger. Peut-être la « vallée de l’étrange » recèle-t-elle un trésor caché, comme Robert Anton Wilson pensait l’avoir trouvé dans sa « chapelle périlleuse ». Je pense que la culture a besoin d’une pointe d’extraordinaire en ce moment. L’étonnement lui-même se trouve presque entièrement détenu par des gens horribles, agissant de manière étonnamment horrible.
Et nous nous devons de rester ouverts aux solutions technologiques. Elles ont été si horriblement possédées et défendues par des monstres effrayants et de super tordus tels que Peter Thiel et Elon Musk, mais nous ne devrions pas pour autant nous détourner du potentiel des énergies renouvelables, de la médecine de précision, de la robotique bénéfique, des nouvelles sources d’alimentation… jusqu’au vieux fantôme de la nanotechnologie qui pourrait nous surprendre après tout. Qui sait ? Notez que je ne parle pas des réseaux sociaux ou des technologies de communication. Il y a suffisamment de cacophonie pour nous occuper un moment. Il est temps de créer des choses utiles.
Il y a un élément de la culture contemporaine « jeune » (pour moi, toute personne de moins de 50 ans) qui veut ramper dans son propre cul et vénérer sa propre déchéance. Ça engendre une réaction fasciste, comme une sorte de réponse immunitaire, mais tellement excessive qu’elle finira par tuer son hôte. Oh, attendez… j’étais plein d’espoir.
Je risque de m’attirer des ennuis, mais je pense que la gauche américaine a besoin d’un peu de coquinerie. Pas de paranoïa virile transphobe à la Josh Hawley, ni d’excès à la Marilyn Manson, mais juste une petite étincelle de révolte séduisante de la part de quelques jeunes gens un peu insouciants… Une autre sorte d’énergie, celle qui a permis à la contre-culture de prendre son envol à l’époque. J’arrête là avant de donner l’impression de m’amuser…
Plus précisément, quelles sont les initiatives culturelles ou les expériences artistiques qui pourraient vous rendre optimiste, aujourd’hui ? Terminons peut-être par une série d’auteurs, d’artistes et d’œuvres que vous pourriez recommander à nos lecteurs, pour éclairer leur regard sur la période que nous vivons ? Qu’il s’agisse d’œuvres contemporaines ou du passé…
Aujourd’hui, la meilleure énergie vient d’artistes noirs aux États-Unis. Boots Riley, un révolutionnaire bien plus authentique que moi, a sa propre émission de télévision ! C’est génial, bien sûr. Tout ce que fait Danny Glover est parfait. Je pense que je pourrais revenir au thème de l’éloquence et de la précision dans leurs deux cas. Janelle Monae, aussi. Kendrick Lamar est le seul artiste dont il m’arrive d’écouter un album en entier au moment de sa sortie. Et j’en lis même les paroles. Je ne suis pas en train de faire de la lèche. Après tout, je reste un vieux rockeur qui pense que les Rolling Stones nous ont fait franchir un nouveau palier. Mais c’est ce qui se passe aujourd’hui, pour ce que j’en sais. C’est tout ce à quoi je peux penser pour le moment.