« French Trash Touch 2024 » Trois questions à Michaël Borras, alias Systaime

Laurent Courau
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Depuis près de trois décennies et les premières heures de l’Internet en France, Michaël Borras alias « Systaime » n’a de cesse d’interroger notre meilleur des mondes numériques, jusque dans ses extrémités les plus absurdes. Une voie aussi exigeante qu’atypique, au croisement des arts et de la technologie, qui aura amené cet artiste prolifique à explorer de nombreux supports, médias et usages, au fil des années et des vagues d’innovation.

Comme c’est le cas de nombreux créateurs de textes, d’images et de sons, l‘apparition des intelligences artificielles génératives a marqué une nouvelle étape dans le travail de Systaime. Une révolution technologique sans précédent que notre invité du jour célèbre par une véritable déferlante visuelle, musicale et audiovisuelle. Avec enthousiasme, mais sans perdre pour autant de son esprit d’analyse et de son sens critique.

Parmi les plus récentes oeuvres de Michaël « Systaime » Borras, on notera ses nouveaux albums de rap et d’electro Crypto Kichta et Lemovicison nouveau vidéoclip outrancier et baroque Swimming Pool Free Party, visible ci-dessous. Ou encore le surprenant Electro Mukbang dans lequel un groupe de millenials s’adonne à un fétichisme culinaire déroutant pour mieux souligner notre dépendance obsessionnelle aux produits électroniques.

Systaime.com
. Systaime sur YouTube
Systaime sur Bandcamp

Illustrations & film © Michaël « Systaime » Borras, alias 

Actif depuis le milieu des années 1990 et l’époque de la French Trash Touch, on peut dire que tu fais désormais partie des pionniers de l’art numérique en France. Comment s’est opérée ta transition des outils numériques traditionnels vers les intelligences génératives ? Et peux-tu nous donner un aperçu de ta manière d’utiliser les IA et de les intégrer dans tes processus de création ?

Je ne me considère pas comme un spécialiste de l’intelligence artificielle, ni de l’art génératif. Cependant, je peux partager ma vision et mon ressenti quant à l’arrivée et surtout la démocratisation des IA grâce à de nouvelles applications, désormais accessibles sans nécessiter de grandes connaissances techniques pour les maîtriser. Je vais donc me concentrer sur l’art, bien que l’IA touche aujourd’hui tous les domaines. Elle peut sauver des vies ou les mettre en danger, mais ce n’est pas le sujet ici.

Dans le champ artistique, je me suis toujours inscrit dans une lignée de créateurs qui explorent et détournent les technologies et les médias pour en faire des langages artistiques. Des mouvements comme le dadaïsme ou des artistes comme Nam June Paik, pionnier de l’art vidéo (dès les années 1960, NDLR), les Frères Lefdup et la bande de L’Oeil du cycloneFred Forest ou encore Thomas Hirschhorn et bien d’autres, ont montré comment déconstruire, détourner et se réapproprier la technologie et les médias pour en révéler les impacts sur notre conscience collective. C’est dans cette veine que j’inscris mon travail : dépasser la fonction utilitaire des outils numériques, manipuler leurs codes, et les transformer en instruments d’un langage nouveau.

Quand le numérique a commencé à envahir notre quotidien, j’ai ressenti le besoin de questionner son usage et de le déstabiliser. Au travers du mashup, du collage, du sampling, j’ai retravaillé des fragments visuels, sonores, web, des objets obsolètes pour les détourner et les charger d’un sens nouveau, souvent subversif. Cet esprit DIY permet à l’humain de reprendre le dessus sur la machine, en intégrant les erreurs et imperfections techniques, les fameux glitchs, qui font désormais partie intégrante de notre culture visuelle.

La réappropriation des technologies est essentielle pour prendre du recul sur notre consommation des médias. Dialoguer avec la technologie est une forme de résistance à la passivité. Dans ce dialogue, la machine devient une co-créatrice, un partenaire imprévisible qui enrichit l’expression humaine.

L’intelligence artificielle s’est naturellement intégrée dans mon processus créatif comme une extension de cette démarche. Autrefois, certaines idées nécessitaient des moyens techniques ou une équipe importante pour se concrétiser. Aujourd’hui, avec l’IA, des projets auparavant irréalisables deviennent autonomes et ambitieux. Je peux générer une infinité de variations à partir d’une idée initiale, explorer des formes inédites, et automatiser des processus auparavant laborieux. Cependant, l’intelligence artificielle reste pour moi un outil, pas un substitut. L’artiste conserve son rôle. C’est moi qui donne l’intention, fixe les règles et décide quand arrêter le processus. L’IA prolonge simplement mes pratiques de collage et de mashup, où l’artiste reste maître du sens final.

On se souvient des débats enflammés autour de l’apparition de l’Internet, qui paraissent aujourd’hui ridicules. L’histoire se répète avec de nombreux artistes ou commentateurs qui dénoncent l’utilisation des intelligences artificielles. Qu’est-ce que tu aurais à répondre aux personnes qui considèrent, pour les citer, que « ce n’est pas de l’art » ?

Chaque nouveau médium artistique — photographie, vidéo, street art — a subi des critiques similaires à ses débuts. Pendant des années, l’art numérique n’était pas pris au sérieux, considéré comme éphémère, non monétisable, difficile à conserver. Internet lui-même était vu comme un espace peu noble pour l’art. Aujourd’hui, il est pleinement intégré dans le champ de l’art contemporain, et même les NFT ont redéfini les règles du marché.

L’intelligence artificielle suscite des réactions similaires. On reproche aux œuvres générées par algorithmes de manquer de légitimité artistique parce qu’elles proviendraient de la machine. Pourtant, l’art n’a jamais résidé uniquement dans la technique mais dans l’intention, le message et la vision de l’artiste. L’IA permet simplement à l’artiste de se concentrer sur l’essentiel : l’idée, le sens, l’émotion. À l’image d’un musicien utilisant une boîte à rythmes, l’IA devient un instrument parmi d’autres, une extension de la palette artistique de notre époque.

L’intelligence artificielle prolonge cette tradition de réappropriation et de transformation qui a toujours fait partie de l’art. Automatiser certaines étapes peut accélérer ce processus, mais la vision reste celle de l’artiste. Ce filtre humain confère à une œuvre créée avec l’IA sa dimension artistique. La technologie, quel que soit le médium, ne détermine pas la valeur d’une œuvre : seule l’intention de l’artiste lui en donne le sens. L’intelligence artificielle n’est peut être pas de l’art, mais certains artistes utilisent l’IA dans leur processus créatifs pour faire oeuvre. Tout comme la peinture n’est pas de l’art, mais certains artistes utilisent la peinture pour faire de l’art pictural et créer des œuvres, pour d’autres cela sert à recouvrir des murs.

Il semble évident que nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements de ces technologies. Comment imagines-tu le futur des intelligences artificielles génératives ? Qu’espères-tu comme développement à venir ? Actuellement, les intelligences artificielles interviennent sur des médias déjà existants tels que les images fixes, la musique, le texte ou l’audiovisuel. Penses-tu que nous assisterons à une nouvelle forme d’art, propre à cette technologie, en rupture avec les supports artistiques des décennies précédentes ? 

Nous sommes à l’aube d’une ère artistique inédite avec les intelligences génératives. Actuellement, l’intelligence artificielle est principalement utilisée pour générer des œuvres sur des supports traditionnels, mais elle ouvre la voie à des formes d’art évolutives et interactives. Imagine un monde où l’art ne serait plus figé, mais où les œuvres changeraient, s’adapteraient et se transformeraient en fonction de leurs spectateurs ou de leur environnement. C’est déjà le cas dans de nombreuses œuvres, comme par exemple le travail de Miguel Chevalier qui expérimente l’art génératif depuis longtemps.

À terme, l’IA pourrait donner naissance à des installations vivantes et réactives, des œuvres qui offriraient à chaque spectateur une expérience différente, unique et évolutive. Mais ces technologies ne remplaceront jamais l’émotion, l’intention et l’imperfection humaines, qui sont le cœur même de l’art. Elles restent des outils au service de la créativité humaine. Grâce à ces outils, la créativité devient de plus en plus accessible, permettant à un large public de s’approprier des moyens d’expression autrefois réservés aux professionnels.

À l’image d’Instagram, où chacun aujourd’hui est devenu photographe car aujourd’hui tout le monde a un appareil photo professionnel dans sa poche. Demain, chacun pourra composer et partager sa propre musique, réaliser ses propres films, et les diffuser auprès de son entourage.

Peut-être verrons-nous émerger un art et une musique façonnés par chacun dans son propre univers cognitif, ou également une musique et un art dédiés en fonction de nos humeurs qui s’adapteraient au quotidien, à nous et à nous seuls ? Une sorte d’art personnel qui nous proposerait le meilleur à un instant T. Ce qui serait autant aliénant que les algorithmes qui nous proposent la meme chose en boucle pensant que nos gouts sont figés. 

Le plus important comme toujours avec les nouvelles technologies est de les utiliser comme des outils, les comprendre au mieux pour ne pas en être esclave. Il est essentiel, comme pour tout outil numérique, de les utiliser en conscience et avec éthique. Et surtout de continuer à s’écouter en tant qu’être humains, ne pas laisser la machine faire le boulot à notre place, nous contrôler.

Comme dirait Alain Damasio : « Très humain, plutôt que transhumain ».

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