L’écrit a beaucoup évolué depuis l’antiquité, dans sa manière d’être mis en forme comme dans sa façon d’être lu. Aux USA, les ventes d’éditions électroniques commencent à supplanter celles des éditions papier, et la lecture sur un écran est d’une autre nature. Or la lecture comme mode de transmission de connaissance est fondamental dans le processus d’acquisition des concepts.
La lecture par fragments sur un écran se généralise et risque de couper les générations futures d’un savoir ancien et certainement précieux et utile. L’écran menace t’il la réflexion ? La littérature et la philosophie sont elles en danger ? Les infinies possibilités du numérique fabriquent-elles un monde dans lequel le cyberspace est peuplé de zappeurs décérébrés ?
Alors que l’ombre inquiétante de Google Books s’étend toujours plus sur les bibliothèques, Roger Chartier, Professeur au Collège de France et Président du conseil scientifique de la Bibliothèque Nationale de France, réfléchit sur les nouveaux modes de lecture et leurs conséquences.
https://www.ehess.fr/fr
https://www.college-de-france.fr/
Propos recueillis par Éric Ouzounian.
Image d’illustration de la Tianjin Binhai Public Library © MVRDV
Portrait de Roger Chartier par Michael Wögerbauer © Michael Wögerbauer
Est-il possible de dégager de grandes étapes d’évolution de la chose écrite ?
Les étapes sont liées à différents registres. La première rupture vient des techniques de reproduction des textes avec l’invention de Gutenberg au milieu du XVe siècle. C’est un changement majeur dans le monde occidental, puisque la copie manuscrite n’est plus la seule technique de reproduction des textes, mais que la composition typographique et l’impression des textes deviennent essentielles et ce jusqu’au 19e siècle qui verra l’industrialisation apporter de nouvelles évolutions. La dernière rupture étant évidemment la forme de reproduction électronique des textes au XXe siècle.
Si l’on pense à la forme dominante des objets écrits, la chronologie n’est plus du tout la même. La rupture fondamentale est l’invention du codex, c’est à dire d’un livre ou de quelque objet écrit que ce soit organisé à partir de cahiers, de feuillets, de pages rassemblés dans une même reliure et qui donne la forme du livre, de la revue ou du journal que l’on connait à l’heure actuelle et qui s’oppose à la forme dominante dans l’antiquité grecque et romaine qui était le rouleau. Là encore, l’apparition du texte sur la surface illuminée d’un écran représente une rupture dans cette autre chronologie dont les éléments essentiels seraient aux deux ou troisième siècle après JC : l’invention du codex et aujourd’hui une compétition entre la forme codex et la forme écran.
Si l’on réfléchit à un troisième registre que sont les pratiques de lecture, on entre dans une chronologie plus complexe dans la mesure ou on pourrait dire que les transformations les plus importantes sont soit celles liées avec la capacité de lire silencieusement par les yeux opposée à la nécessité d’oraliser le texte pour le lire. Là, c’est une trajectoire de très longue durée parce qu’elle descend progressivement dans le monde social depuis les monastères anglais et irlandais des VIe et VIIe siècles jusqu’à aujourd’hui puisque l’un des signes de l’analphabétisme est l’incapacité à lire silencieusement. Et puis il y a la fameuse révolution de la lecture au XVIIIe siècle, liée à la multiplication des pamphlets, libelles, brochures, périodiques, journaux qui entraine une pratique plus rapide, plus désinvolte et plus critique de la lecture. Il y a au XIXe siècle une démocratisation de la lecture, lorsque les milieux populaires mais aussi les femmes, commencent à lire de manière massive. Et on assiste aujourd’hui à une transformation profonde des pratiques de la lecture, à mesure que le texte se lit de plus en plus sur un écran.
La conséquence de tout cela est de penser que la radicale nouveauté du temps contemporain est le fait que c’est dans la même période de temps que se lient les unes aux autres les révolutions techniques, morphologiques et culturelles qui autrefois n’étaient pas liées les unes aux autres. Gutenberg invente l’imprimerie dans la longue durée du codex, l’invention du codex ne modifie en rien la technique de reproduction des textes, à l’époque la réécriture à la main. Les révolutions de la lecture dont j’ai parlé se sont installées dans une stabilité à la fois technique (écriture à la main ou reproduction imprimée) et morphologique (la forme codex). Lorsque l’on parle de révolution de la lecture au XVIIIe siècle, cela se passe dans un monde ou la reproduction peut-être assurée par la copie et par l’impression et où la forme dominante de tous les objets écrits est le codex. Lorsque l’on parle des progrès de la lecture silencieuse à l’époque médiévale, on est dans un monde où il y a une stabilité du codex et de le technique de reproduction manuscrite. C’est ce qui fait sans doute l’intérêt, ou l’inquiétude pour un historien : pour la première fois, des évolutions majeures sur les plans techniques, morphologiques et pratiques sont liées dans la même temporalité.
Vous évoquiez récemment les questions fondamentales que pose la conversion numérique des textes existant dans une autre matérialité, quelles sont-elles ?
La question fondamentale, c’est le risque de la perte de la relation des contemporains avec la culture écrite du passé et donc avec le passé. La conversion numérique entraine une transformation très profonde de la forme même sur laquelle et dans laquelle le texte est donné à lire. A partir de ce moment se trouve établie une rupture avec les pratiques de lecture, de compréhension, d’appropriation qui ont été celles des lecteurs qui depuis l’apparition du texte dans sa première forme, manuscrite ou imprimée, s’en sont emparés. Si l’on admet que la forme même d’inscription d’un texte, dans la longueur du codex ou sur la structure de la page, importe, consciemment ou non, dans le processus de construction de la signification, il est tout à fait clair que la nouvelle forme donnée au texte sur la surface de l’écran créé une distance avec les compréhensions du passé, pour la même oeuvre mais dans des formes extrêmement différentes. Je ne veux bien sur pas dire que la conversation numérique devrait être évitée, ce serait totalement absurde, mais on ne peut pas supposer qu’il y a équivalence entre les textes dès lors que leurs formes d’inscription sont transformées.
Cela entraine un devoir pour les bibliothèques qui est de renforcer leur dimension de conservation et d’accès au patrimoine écrit alors même qu’elles développent des programmes de numérisation ; cela entraine pour le lecteur, s’il est intéressé par la compréhension du texte dans son histoire, le fait de faire un effort pour reconstruire, peut-être en utilisant une édition qui ne serait pas électronique, quelque chose du rapport avec le texte lorsque le texte est distribué entre des feuillets, des cahiers, des pages ; qu’il a une structure de mise en page qui n’est pas comme la métaphore des pages électroniques qui n’ont rien de semblable avec les pages imprimées puisqu’elles sont mobiles, transformables, éphémères.
D’autre part, il faut considérer les notions juridiques et esthétiques dans la définition d’une oeuvre et de ce qui constitue l’identité stable, perpétuée, repérable de l’oeuvre, qui était la condition même pour que soient établis la propriété intellectuelle ou le copyright. Il faut être tout à fait conscient du fait que les formes affectent le sens, que la transformation de passages d’un rouleau manuscrit à un codex manuscrit est aussi une très profonde transformation des signes d’appropriation du texte, comme lorsque l’on passe de la forme imprimée quelle qu’elle soit, à la forme électronique. Je ne parle pas évidemment des textes qui naissent électroniquement, ils ont leur propre histoire, leur propre identité, leur propre logique.
Il faut donc être extrêmement conscient de la mutation, ce qui ne veut pas dire qu’il faut la refuser. Qui pourrait nier que la nouvelle identité numérique permet des usages de lecture difficiles ou impossibles sous forme imprimée, mais qui pourrait dire aussi qu’il s’agit du même texte, sinon d’une manière métaphorique. Un livre est à la fois un discours et un objet, il y a nécessité pour les bibliothèques, pour les pouvoirs publics, pour l’école, les lecteurs, de comprendre que la conversion transforme, comme dans le cas des conversions religieuses ou monétaires : le mot même implique que ce n’est pas la même chose. Donc si l’on veut garder une compréhension historique du passé, ce qui est recherché dans tous les domaines de l’existence sociale, lieux de mémoire, le travail de mémoire, la construction d’une relation au passé. C’est une part importante de cette relation au passé que de pouvoir avoir accès, connaissance, conscience de cette multiplicité de formes historiques successives données au même texte avec à chaque fois des logiques esthétiques, juridiques, intellectuelles, culturelles différentes. Il faut se garder de l’illusion que la conversion conserve. c’est possible et c’est en débat : quels sont les degrés d’obsolescence des différentes formes d’inscription des textes, y compris électroniques. Mais il s’agit bien d’une conversion et si l’on est intéressé par l’historicité même qui précède cette conversion la disponibilité de la culture écrite doit permettre cette conscience d’histoire.
Le fait qu’une grande partie de la population, en particulier des jeunes, lisent sur un écran des fragments juxtaposés, constitue-t’il une régression ou un saut vers un inconnu intéressant ?
Pendant très longtemps, toutes ces discussions ont été des dialogues de sourds ou d’aveugles entre les avocats enthousiastes d’une nouvelle ère de la culture écrite et iconographique et ceux qui voyaient dans l’écran la mort de l’écrit, de la littérature et de la lecture. La première question est la suivante: est ce qu’on rentre dans la culture numérique à partir d’une expérience qui a été développée par la culture imprimée ou pour les plus jeunes, est ce la position inverse, c’est à dire entrer éventuellement dans le monde de la culture imprimée à l’école à partir de l’utilisation courante voire quotidienne d’un ordinateur, avec tout ce que cela suppose de différence sociales dans l’accès à l’internet notamment. Il y a là une question sociologique de différences de génération, mais au delà, c’est un défi qui est lancé par les nouveaux modes d’inscription, de transmission, d’appropriation des textes en une forme digitale, c’est un défi lancé aux catégories qui depuis le XVIIIe siècle ont défini : qu’est ce que le livre ? C’est à dire de catégories qui supposent que le livre est bien sur un objet particulier au sein de la culture écrite et avec l’écran il disparait en tant qu’objet, mais c’était aussi une oeuvre, un discours qui a une homogénéité, une identité, une cohérence et qui se déploie soit sur un mode narratif dans le cas d’une fiction, soit sur un mode démonstratif ou argumentatif pour le droit, l’histoire, la philosophie, etc.
Or, que devient il de la perception de cette unité textuelle qui fait que personne n’est obligé de lire toutes les pages d’un livre imprimé mais que la forme matérielle du livre imprimé impose l’identité, à commencer par la longueur mais aussi la structure du texte ou du discours à l’intérieur duquel le lecteur va choisir ce qu’il a envie de lire, que devient il de cette unité textuelle lorsque l’on est dans ce mode ou la lecture est fondamentalement une lecture fragmentée et ou les fragments ne sont pas rapportés par la forme matérielle à la totalité de laquelle ils sont des fragments. Le défi est fondamental parce que cette catégorie de l’entité, de l’unité du discours est ce qui fonde à la fois des pratiques de lecture et ou de rapport aux oeuvres, c’est ce qui fondait aussi les catégories juridiques de la propriété intellectuelle, puisque pour qu’une oeuvre soit assignée à un auteur, il faut qu’elle ait un minimum de stabilité, de cohérence, d’unité, d’identité. C’est ce qui définissait aussi un ordre des discours dans lequel un article de journal, un article d’une revue, un chapitre d’un livre ont aussi un sens en relation avec la totalité dans laquelle ils se trouvent inscrits. Le numéro du journal publié tel jour, le numéro de la revue et la totalité du livre ou de la brochure dans laquelle ce fragment se trouve inscrit.
Cette reconnaissance est non seulement rendue plus difficile, plus médiatisée par n’importe quelle forme d’écran, même si les plus récents essaient de récupérer quelque chose de cela en indiquant au lecteur s’il se trouve au début, au milieu ou vers la fin du discours dont il s’empare. Elle se trouve mise en question plus fortement encore lorsqu’il ne s’agit pas de textes comme ceux que je viens d’évoquer, c’est à dire des textes qui sont fermés, mais par les textes de l’enchantement, de l’électronique, c’est à dire ouverts, malléables, mobiles. Ici, c’est par définition que l’entité stabilisée disparait, au profit de cette mouvance du texte et disparaît aussi dans cette écriture à plusieurs mains, la figure même de l’auteur, l’attribution au seul nom propre renvoyant à la singularité de l’individu.
On ne doit pas sous estimer cette très forte, voire absolue opposition avec les catégories qui ont défini l’ordre des discours à partir du XVIIIe siècle et sur lesquelles nous vivons encore. A preuve les procès qui se multiplient en matière de copyright. Il existe bien entendu de nouvelles pratiques de lecture, qui sont liées à la mobilité et à la malléabilité du texte, dont les frontières sont toujours déplacées ou poreuses et d’autre part qui sont liées à l’attention fondamentale pour le fragment ; un fragment qui n’a pas besoin d’être mis en relation avec une totalité. Qui voudrait dans une base de données connaître la relation entre le fragment et la totalité d’une base de données ? Il demeure une inconnue : est ce que le monde numérique peut s’approprier à la fois de façon théorique et technique des catégories qui ont défini l’ordre du discours depuis le 18e siècle en conservant l’idée narrative et démonstrative de l’oeuvre, ou est ce que le monde textuel qui est ouvert par cette nouvelle technique, qui supposerait un effacement progressif, voire la disparition des formes imprimées ouvrirait un nouvel ordre du discours dans lequel le fragment perdrait même son sens de fragment, puisqu’il s’agirait d’unité textuelle segmentée, mais qui ne serait même plus le fragment de rien, sinon de la totalité du monde des écrits.
Même si nous vivons encore dans un monde saturé d’imprimés, il y a la volonté de la capture dans le monde digital des catégories qui dominent le mode de l’imprimé, les expériences les plus radicales de l’utilisation de la textualité électronique, celles qui gomment l’oeuvre, brisent le fonction de l’auteur, sont radicalement palimpsestes et polyphoniques, restent encore limitées, mais rien n’indique que cette situation de compromis, de coexistence pacifique durera ad aeternam. En amont des questions juridiques ou techniques, il reste une question : qu’est ce qu’un livre ?
Quelle est la différence et comment peut on la marquer, entre l’oeuvre et l’information ? Est ce que les journaux occupent dans l’écrit une place à part ?
La question nécessite un retour sur ce qui s’est développé en sciences de l’information et de la communication qui englobe toute forme de production de discours. On ne peut pas traiter de manière indifférenciée des oeuvres de fictions, des recherches historiques ou ce qui a trait à l’information. Le vrai débat est celui de l’identité des objets textuels. Est ce que le journal est le même dans une forme électronique et dans une forme imprimée, est ce que la pratique de lecture est la même. Il me semble sue l’opposition fondamentale qui régit cette différence est l’opposition entre des logiques, soit de composition, soit de lecture qui sont liées à la coexistence à l’intérieur d’un même objet de différentes matières textuelles, numéros de journal quotidien, composé de brèves, de chroniques, de tribunes des lecteurs, de photographies, de publicités, il y a tout un ensemble d’éléments qui se déploient au fil des pages à l’intérieur des rubriques et où chaque lecteur a ses cheminements topographiques ou géographiques. Alors que la lecture dominante du journal, à supposer que ce soit le même, dans une forme électronique, sera une lecture beaucoup plus thématique, à partir de catégories et non à partir de parcours. Il y a là une différence profonde entre deux rapports, ce qui pose la question de la contextualisation ou de la décontextualisation du fragment. Les procédures intellectuelles de recherche et de lecture se trouvent ainsi profondément transformées. La question du journal, de la revue et du livre est assez identique, avec des modalités et des conséquences différentes. Les journaux doivent décider entre édition imprimée ou édition électronique, organisée thématiquement ou reproduisant les pages du journal. Cette question des pratiques de lecture impliquées par les formes est un vrai défi pour les directeurs de journaux ou de revues.
Le mode de lecture sur écran ne va-t’il pas produire des générations moins aptes à percevoir ou comprendre un certain nombre de notions notamment philosophiques ?
Il y a une possibilité d’accès à un monde plus ouvert aux connaissances, les possibilités offertes par l’hypertexte sont infinies. On le voit particulièrement dans le cas de l’Encyclopédie on-line de Diderot et D’Alembert, qui a été créée à Chicago, et qui représente peut-être ce à quoi rêvaient Diderot et D’Alembert, c’est à dire pouvoir lire un article, cliquer sur un renvoi et ainsi de suite. Avoir un mode de lecture qui permet de traverser des champs différents et qui permet de s’approcher du savoir encyclopédique. La technique offre dans ce cas des possibilités inouïes. En revanche, pour la philosophie, c’est autre chose : la cohérence du discours, qui provient de sa perception dans son déploiement d’oeuvre construite comme une série d’argumentations et de démonstrations, d’un raisonnement, est mise en péril par une technique de la fragmentation et de la segmentation. Il en résulte une grande vulnérabilité à la falsification ou à l’erreur, par manque de saisie de l’ensemble d’une oeuvre ou d’un discours où chaque fragment prend sens par rapport à cette totalité.
En quoi cette situation modifie-t’elle le concept d’auteur ?
Jusqu’à maintenant, elle le modifie moins qu’on pourrait le penser puisque pour maintenir le concept de propriété intellectuelle dans le monde digital, il faut aller a contrario des possibilités du numérique. Il faut fixer les textes là où ils pourraient être mobiles et il faut les délimiter là où ils pourraient être ouverts, mais cela ne change rien dans la mesure ou l’éditeur à qui l’auteur a donné son mandat, comme disait Kant, peut continuer à vendre des livres. Pour le moment, la fonction auteur ne disparaît pas. Si on exploite au maximum les possibilités du numérique, ce monde polyphonique et palimpseste, où le texte se ré écrit sur un texte qui s’efface, deviendrait un texte sans auteur, ce dont Foucault a parfois rêvé, à la fin de sa fameuse conférence « Qu’est ce qu’un auteur ? ». Ce rêve qui n’avait guère de possibilités de réalisation matérielle est devenu matériellement possible, ce qui fait que l’on peut imaginer un monde des discours sans assignation personnelle. Pourtant, même les auteurs de fiction les plus avancés dans le maniement des outils numériques maintiennent une distinction claire entre la publication de leurs oeuvres en forme imprimée et l’utilisation de la forme électronique, mais pour des blogs, des documents personnels en partage. Seuls les jeunes auteurs publient en premier lieu sur un écran, mais c’est souvent en espérant qu’un éditeur sera intéressé par leur travail et leur donnera accès à la forme imprimée.
Vous avez opposé la « République du savoir » proposée par Robert Darnton, au grand marché de l’information poussé par Google. En tant que président du Conseil Scientifique de la Bibliothèque Nationale de France, vous vous êtes opposé aux accords avec Google. Quelle est la nature du péril ?
L’activité principale de Google, dont elle tire la plupart de ses revenus, c’est justement la vente de fragments. D’informations segmentées et fragmentées qui génèrent des revenus liés à la publicité. On est dans un monde où ce qui est l’objet même du profit est lié à la structure fragmentée du texte électronique. Si on soutient que Google peut être l’entreprise fondamentale en ce qui concerne la numérisation des textes, je pense que cette logique peut avoir des effets extrêmement pervers où dangereux par rapport aux textes.
Soit Google se transforme en éditeur, mais un éditeur de fragments recomposés renforçant ainsi l’idée que le fragment devient la donnée unique et la seule donnée du commerce, ce qui serait une nouveauté puisque jusqu’à maintenant, l’édition électronique a essayé de respecter les oeuvres, l’éditeur et l’acheteur. Cette controverse avec Google me semble renforcer une réalité, qu’il ne faut pas forcement combattre mais qu’il faut situer, rapporter à la nécessité critique C’était l’une des inquiétudes par rapport à ce programme de numérisation de Google et il me semblait aussi que la responsabilité des institutions publiques est de tout mettre en oeuvre que que leurs propres programmes de numérisation soient plus respectueux que Google des critères classiques qui maintiennent dans le monde numérique quelque chose de l’identité des objets du monde imprimé : les critères bibliographiques classiques, les identifications, les descriptions… Google ne se préoccupe pas de cela, c’est de l’extraction mécanique de données bibliographiques avec un pourcentage d’erreurs tout à fait considérable. Il est donc dangereux de laisser le patrimoine écrit aux mains d’une entreprise commerciale qui, aussi respectable soit elle, n’a pas d’intérêt autre que d’image, à respecter ces critères fondamentaux.
En France, aucun accord avec Google n’a porté sur des livres qui sont encore sous droits, il ne s’agissait que d’ouvrages libres de droits. Il s’agissait de savoir quelles étaient les conditions imposées par Google en contrepartie de cette numérisation. Aux États-Unis, Google a numérisé sans autorisation des livres qui étaient sous droits, protégés par le copyright. Les débats ont été vifs et Google a été dénoncée comme une entreprise de piraterie. Il a fallu que les éditeurs se battent et négocient pour faire respecter leurs droits. Il m’est apparu que cet accès au savoir proposé par la République numérique des lettres, cet accès libre au savoir dans un respect des critères et un marché du fragment ne pouvait fonctionner que si Google Books et Google Search étaient totalement séparés. Comme ce n’est pas le cas, le livre devient quelque chose ou l’on puise des bribes d’informations et dans ce cas, la logique du livre n’est plus respectée comme telle. Et les institutions publiques doivent mesurer l’écart entre les stratégies des entreprises commerciales et l’intérêt général des citoyens.