La mythanalyse étudie les mythes et les symboles, tels qu’ils se diffusent – encore et toujours – dans nos sociétés contemporaines. C’est ici ce que nous propose d’explorer Christian Gatard, auteur de Nos 20 prochaines années et de Mythologies du Futur, au travers d’une nouvelle série d’essais prospectifs publiée sous forme de feuilleton sur Mutation Magazine.
En quoi le futur devient-il un récit mythique, pseudo-prophétique et sans doute fabulatoire, puisque comme pour le chat de Schrödinger, on ne connaitra l’avenir que lorsqu’on ouvrira la boite ? Pour autant, Gatard refuse de se priver de ces exercices de pensée, tant le futur reste un spectacle ineffable. Voici le troisième fragment de cette série.
Épisodes précécents :
01. « Débunker l’avenir : une archéologie du futur »
02. « Débunker l’avenir : du psychopompe au psychagogue »
Illustrations © Mondocourau

Une même audace porte les cathédrales et les fusées, deux artefacts d’époques différentes, mais portés par une même folie : celle de s’élever, de percer le mystère du ciel, comme si ce dernier cachait une vérité interdite. L’un cherche Dieu, l’autre les étoiles, mais au fond, c’est toujours le même combat : dompter l’inconnu, s’accrocher à l’éclat d’un rêve insaisissable.
Les bâtisseurs médiévaux, dans leur poussière sacrée, posaient chaque pierre comme on grave une prière. Ils dressaient des flèches contre la gravité, persuadés que le divin avait un goût de vertige. Et aujourd’hui ? Nous plantons nos fusées comme des défis à l’univers, des hurlements d’ego bardés de sciences et d’alliages modernes. Mais sous le métal et les calculs se cache la même peur ancestrale : qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Et, surtout, y a-t-il quelqu’un pour répondre ?
Les symboles se télescopent. La rosace gothique et le hublot d’un vaisseau spatial ne sont, après tout, que des fenêtres ouvertes sur le mystère. Les récits millénaires des bâtisseurs résonnent encore dans nos propulseurs : la tour de Babel n’a jamais cessé de grandir, elle a juste changé de matériaux. Et dans cet écho, on entend une vérité universelle : l’humain est un animal de récits, et ses machines, comme ses cathédrales, ne sont que des métaphores plus complexes.
Pointant leurs flèches dans l’immense plaine de Beauce, dépassant les plus hauts toits de l’île de la Cité, du vieux Rouen, de Reims, fièrement plantées au-dessus d’Ulm, de Cologne, de Rome, étrangement amarrées au-dessus du lac des crocodiles de Yamoussoukro, les cathédrales, les campaniles et autres édifices religieux en quête de transcendance se hissent magnifiquement. Les pagodes, les ziggourats, les obélisques et les totems ne sont pas en reste. Ni les menhirs. Magnifiquement mais péniblement.
C’est que le monde d’en haut est encore loin.
L’autorité suprême est si inaccessible ! Les puissances mystérieuses qui détiennent peut-être les secrets de l’univers sont si lointaines. Comment les amadouer pour qu’elles nous glissent à l’oreille les révélations qu’on attend ? Comment les défier pour qu’elles avouent leurs stratagèmes ? Les six minarets de la plus belle mosquée du monde musulman, Sultan Ahmet Camii, la mosquée bleue au-dessus du Bosphore, les arcs boutant des cathédrales d’Europe ont la même finalité, le même désir frustré d’un combat douteux : le savoir, au risque du vertige. Les monuments élevés par les religions, les croyances, les légendes pointent vers le haut, toujours plus haut. Tours de Babel, sortez de ces corps ! Combien d’architectes ont cherché à relever le défi de ces dépassements de la dimension de l’humain…
L’autorité du ciel est écrasante. La matière est passive, l’homme exténué. Les efforts sont vains.
Et pourtant c’est la récitation des mythes les plus profondément enracinés qui a poussé l’homme à bâtir. Dans l’imagerie fantastique des récits de création, se dévoilent l’acharnement des puissances invisibles qui avaient, qui ont encore peut-être, la connaissance du grand commencement, la Genèse, le Mahabharata, le Bardo Thôdol. La pensée magique joue à plein. Dans le bras de fer avec la gravité, on a mis le sacré de notre côté.
Ces grands livres décrivent les origines du monde. Connaitre les origines est peut-être avoir les clefs du futur. Le monde n’est-il pas un éternel recommencement ? Le Big Bang ne fut-il pas la fin d’un cycle et le commencement du nôtre. De telles idées stimulent l’humanité depuis qu’elle existe. Et peut-être même avant. On nous bassine depuis toujours avec la mère de toutes les questions : d’où venons-nous ? où allons-nous ? Il doit y avoir une raison.
Les bâtisseurs des cathédrales ont flairé l’aubaine. Ils ont marqué dans la pierre leurs connaissances du mythe. Ils ont voulu refaire le chemin raconté dans les textes sacrés, s’inspirer des êtres qui ont créé le monde, partir à leur rencontre. Ces retrouvailles annoncées étaient-elles uniquement d’ordre spirituel ? Oui ? Non ? Non, ça ne suffit pas : le spirituel, c’est très bien mais ce n’est qu’une mise en bouche, une pause avant d’entrer dans le dur. À un moment, il faut prendre les chose en main, monter là-haut, jouer cartes sur table. Il faut causer avec les dieux, les défier. Reprendre le combat au moment précis où Breughel annonçait la chute des anges rebelles.
Les bâtisseurs n’ont qu’un objectif : grimper
Le divin et ses acolytes sont toujours en haut, planqués dans l’Olympe, le soleil ou quel qu’astre concurrent, le 7e ciel, peu importe. C’est là-bas que convergent les secrets jupitériens. Ouvrons les yeux ! Que racontent le chien qui hurle à la lune, le geste du dévot sumérien qui lève ses bras initiatiquement croisés vers le ciel, le cri de Josué à Jéricho, la main du maçon qui cala la première pierre de Notre-Dame ? C’est pourtant clair : l’ivresse enivrante de lancer l’expédition les rapprochera du cosmos. Jouissance promise.
Pour qu’on s’explique enfin.
Que signifie le geste des maîtres alchimistes qui confiaient leur message aux médaillons de pierre de Chartres, de Reims ? À qui pouvait en fin de compte s’adresser le message un tantinet ésotérique qu’aujourd’hui quelques rares initiés ont bien de la peine à déchiffrer ? N’y avait-il pas la certitude mystique que la cathédrale, la mosquée, la synagogue étaient les véhicules qui envoyaient les messages là-haut ?
Babel est toujours présente.
Le passage de l’art roman vers l’art gothique attisa le feu qui allait faire s’envoler le message de l’homme à ceux qui étaient venus puis repartis. L’art roman privilégiait la solidité, la stabilité, la pénombre des édifices. L’infrastructure était désormais solide. On allait pouvoir bâtir dessus. L’art gothique introduisit la lumière, la transcendance, l’élévation spirituelle. La quête vers le divin allait pouvoir se mettre en marche. Se remettre en marche plutôt parce que, évidemment, les mégalithes, les dolmens, les menhirs avaient tenté l’expérience. L’obsession d’une conversation enfin franche avec les extra-terrestres remonte à la nuit des temps. Si le sens littéral de ces vestiges est sans doute perdu, la direction de ces objets pointus ne fait aucun doute.
Ces constructions relevaient d’un mix entre architecture mystique et architecture utilitariste. Les sciences de ces époques étaient convoquées pour réussir ce processus d’élévation à la fois métaphysique et physique.
On ne change pas une équipe qui allait peut-être gagner.
Les maîtres bâtisseurs planchent aujourd’hui sur le nouveau défi de l’humanité. Les flèches des cathédrales sont remplacées par les fusées, les vaisseaux spatiaux, les lanceurs lourds… La signification mythique des aéronefs a longtemps été délaissée au profit de leurs utilisations matérielles immédiates : la communication, le transport des marchandises, l’exploitation des ressources lunaires … Quelle blague ! Quel cécité !
Les mythologies nous rattrapent.
Que fait Icare, sinon illustrer la propension de l’humain à se dépasser, à monter plus haut, à se rapprocher du divin ? Il se plante ? Qu’importe ! On réessaiera plus tard.
Ne retrouve-t-on pas dans les architectures monumentales du Kennedy Space Center, de Cape Canaveral, de Boca Chica, de Kourou, de Baïkonour, de Satish Dhawan dans l’Andrha Pradesh, de Wenchang les mêmes désirs forcenés ? Que racontent les foules hypnotisées par l’imagerie que les fusées et leur finalité ont fait naître ? La science-fiction n’a-t-elle pas distillé une évangélisation mythique et applaudit à ces désirs d’aboutissement ? Les cathédrales grouillaient de vie. La ville s’y abreuvait matériellement (souvenez-vous des marchands du Temple) et spirituellement (souvenez-vous de l’opium du Peuple), elles étaient le feu central de la cité. Elles rythmaient les pulsations, tout comme aujourd’hui le monde suit à la télévision et les internets les réalisations quotidiennes d’une mythologie dont les ruissellements antiques surgissent à nouveau plus bruyants encore. L’évolution de la technique raconte le passage du cabanon de terre séchée à la cathédrale, le glissement du roman au gothique, la bascule de Clément Ader à Space X.
Les alchimistes voguent vers Alpha Centauri , illusoire mais excitante planète B, très prisée comme base avancée d’exploration interstellaire.
Il ne s’agit même plus d’analogie poétique, c’est la même chose, la maturation des alchimistes est le combustible qui a permis la mise à feu première, essentielle, indispensable de l’élévation de l’humanité pour aller régler ses comptes là-haut. Que s’est-il passé pour qu’enfin l’homme soit à même de donner une consistance nouvelle à des mythes aussi anciens ? À l’époque des cathédrales, il n’était pas encore question que le bâtiment prenne un essor exosphérique. La réflexion restait théorique et spirituelle. Il n’y avait pas besoin d’une préparation matérielle autre qu’intérieure puisqu’on vivait dans un monde subi, sous une autorité subie, surplombante et arrogante, instrumentée par des dictateurs et autres potentats qui avaient bien compris tout le parti qu’on pouvait en tirer. C’était, il faut bien le dire, le message des donjons et des tours, des colonnes triomphales de la Rome antique, des beffrois : ces structures verticales symbolisaient les puissances terrestres, les dictatures politiques comme religieuses que subissaient les foules. Monde subi, vous dis-je.
Nous entrons dans une ère nouvelle, celle d’un monde voulu.
La cathédrale a été désertée. Il a fallu le feu pour qu’on y revienne. Mais ça grouille dans les Festivals de Science-Fiction. Les foules s’agglutinent autour des fusées. Et le monde entier regarde. Le sens du mythe et le message des cathédrales s’étaient perdus au cours des siècles. Les bâtisseurs voulaient conquérir le ciel mais ne prenaient pas ça au premier degré. La tour de Babel fut un échec majeur. Le chute d’Icare une claque monumentale. Le Moyen Age a voulu conquérir Jérusalem pour se venger, il s’y est mal pris, pas la bonne direction : il fallait monter, s’élever vers l’Azur, pas marcher, pas se laisser dériver vers l’Orient.
On ne peut pas leur en vouloir, il ne leur manquait que le moteur à propulsion ionique du Jet Propulsion Laboratory de la NASA.
Les visionnaires du moyen âge, comme les charlatans de l’apocalypse, savaient leur impuissance douloureuse à ne pas pouvoir dépasser cette terre qu’ils imaginaient être l’infiniment petit devant l’infiniment grand. Situation subie assez humiliante. Aujourd’hui on fait décoller les cathédrales et on se rapproche du Paradis. Quand nous débarquerons là-haut pour de bon avec armes et bagages et qu’il va falloir expliquer aux puissances ouraniennes et aux empires célestes ce qu’on est venu faire…
… de quoi va-t-on leur causer ?
