David Defendi (Genario) « Intelligence artificielle, cyberpunk, littérature & nouvelle Renaissance »

Laurent Courau
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Juillet 1984, l’écrivain William Gibson publie Neuromancien. Un premier roman qui marque par sa mise en scène d’un monde futuriste où règne le capitalisme le plus débridé, sous le joug féroce de mégacorporations dont la puissance dépasse celle des États. Mais aussi un univers dual partagé entre un réel sordide, inspiré des polars et du roman noir, et les infinités virtuelles d’un réseau informatique mondial au cœur duquel se confrontent pirates informatiques aux corps modifiés et intelligences artificielles en roue libre.

Quarante années ont passé depuis 1984 et la parution de ce récit fondateur du cyberpunk. L’influence de ce genre littéraire, et du courant esthétique auquel il a donné naissance, n’a depuis cessé de résonner dans la culture et le divertissement de masse au travers de productions cinématographiques telles que Blade Runnerla série de films MatrixGhost in the Shell et Akira, de musiciens aussi populaires que Billy Idol, Ministry ou Nine Inch Nails, ou enfin de jeux vidéo comme Deux Ex Machina et Cyberpunk 2077.

Mais au-delà de ces œuvres de l’imaginaire, les perspectives inquiétantes évoquées par Gibson semblent avoir contaminé jusqu’à la réalité même de notre début de 21ème siècle. Propulsées par des algorithmes dont les capacités bouleversent tous nos cadres de référence, nos sociétés traversent une série de crises sans précédent, mais n’en surfent pas moins sur une vague d’innovation en accélération constante. Partout, les technologies se télescopent pour produire encore plus de vitesse, jusqu’au vertige.

Désormais omniprésentes, les intelligences artificielles ont infiltré jusqu’aux plus infimes interstices de nos réalités hybrides. Inventant et combinant ici des molécules de manière inédite pour produire de nouveaux matériaux et médicaments, avec le potentiel d’améliorer les conditions de vie de millions d’êtres humains, générant là une avalanche de contenus frauduleux afin de modifier le cours d’une élection présidentielle disputée au sommet de l’un des plus puissants pays de notre planète.

Depuis ses origines, notre espèce s’est pensée et développée au travers des histoires qu’elle s’invente et se raconte ; des traditions orales et des peintures rupestres jusqu’aux grandes mythologies, de l’invention de l’imprimerie et des médias de masse de l’ère industrielle jusqu’aux plateformes numériques et aux réseaux sociaux. Une fonction narrative d’autant plus centrale, sinon stratégique et vitale, dans le contexte chaotique de nos années 2020, unique à la fois dans l’histoire de notre espèce et celle de la biosphère qui l’abrite.

Notre invité du jour bénéficie ainsi d’un poste à la fois d’acteur et d’observateur privilégié de cet univers en transformation accélérée. Tour à tour romancier publié chez Flammarion, Fayard et Albin Michel, scénariste pour Olivier Marchal, puis cofondateur de Genario, une start-up dont l’objectif est d’accompagner l’industrie du cinéma et des séries dans le domaine de l’intelligence artificielle, David Defendi se distingue aussi par son intérêt pour la science-fiction et plus particulièrement pour les auteurs cyberpunks.

Une triple casquette qui nous permet ici d’explorer, ensemble, d’autres voies et d’autres visions que celles proposées par la sphère médiatique ; souvent adepte d’un manichéisme vendeur qui ne s’embarrasse pas de nuances, au risque de désinformer sur une question pourtant aussi essentielle que celle de notre nouveau monde algorithmique. Ou comment, pour ce qui nous concerne, accompagner et tirer parti de ces évolutions inéluctables en défrichant des pistes qui profitent à la créativité et au plus grand nombre. 

Genario, l’intelligence artificielle au service du scénario

Illustrations et portrait de David Defendi © Laurent Courau

Nous nous sommes rencontrés au milieu des années 2000. Une période encore très marquée par l’esthétique et les dystopies du cyberpunk, où les modifications corporelles, le BDSM et le fétichisme rencontraient un fort engouement, sur fond de lecture des romans de William Gibson, de Bruce Sterling et de Maurice G. Dantec. Que retiens-tu de cette période et quel fut son impact sur ton propre imaginaire de scénariste et de romancier, puis d’entrepreneur dans l’intelligence artificielle avec Genario ?

Tout a commencé à ce moment-là. Je revenais de San Francisco et les découvertes technologiques explosaient. Non seulement l’ordinateur, mais aussi internet et la génétique. J’ai commencé à lire, en Californie, les bandes de cyberpunks très au courant de ce qui allait se passer. Le corps, le cerveau, l’humanité allaient vivre une mutation de grande ampleur. J’avais l’impression de vivre la Renaissance Italienne, avec la découverte de l’imprimerie et du télescope.

Et de voir toutes ces femmes et ces hommes se transformer sous mes yeux était assez impressionnant. Pas seulement les tatouages et les scarifications, mais cette volonté de changer son corps, de ne pas appartenir à une identité. De réinventer ses identités. De construire un autre monde, avec des puces électroniques dans le cerveau, des prothèses, tout ça dans un chaos littéraire et artistique assez incroyable… Évidemment, les écrivains cyberpunks avaient pas mal anticipé tout ça.

Dès que je suis rentré en France, j’ai lu ton magazine La Spirale et rencontré en chair et en os cette communauté avec laquelle tu traînais déjà depuis quelques années. J’étais heureux de pouvoir échanger avec vous, de bosser sur ces sujets, en s’amusant. La mutation que nous vivons en ce moment avec l’intelligence artificielle avait déjà planté ses graines dans mon cerveau. C’est de là que tout est parti et Genario n’est qu’une conséquence de ces expériences et de nos discussions.

Peux-tu revenir pour nos lecteurs sur ta carrière de scénariste et de romancier  ? Tu as publié plusieurs romans chez Flammarion, Fayard et Albin Michel, mais aussi collaboré avec Olivier Marchal sur sa série policière Braquo, diffusée sur Canal+. En l’occurrence, dans des univers plus proches du roman noir que de la science-fiction, entre services secrets, trafiquants, truands et flics qui basculent du côté obscur…

Oui, c’est vrai. Je suis né dans une famille liée aux services secrets. Mon père avait organisé des attentats dans les années 1970 pour que les français votent à droite. Mon parrain, lui aussi à la DST, était proche de gros voyous descendant de la French Connection… L’ensemble de la mafia, elle-même fille de la « guerre froide », était l’arme qu’utilisait les services secrets pour lutter contre les communistes. Et j’ai pas pu résister à l’envie de tout raconter ce que je savais. Et c’est d’ailleurs grâce à toi que j’ai pu être repéré par Flammarion, je ne te remercierai jamais assez !

Mes passions cyberpunks se doublaient d’un côté journaliste d’investigation sur les pages sombres de la guerre froide. Ensuite, j’ai été repéré par Olivier Marchal et ma carrière de scénariste à commencé avec Braquo. J’ai vécu une dizaine d’années fascinantes sur des histoires de flics et de militaires, travaillant avec Ed Burns (le créateur de The Wire) sur l’arrivée de la CIA en France, ou avec Kim Jee Woon sur l’affaire des frégates de Taïwan. Arte m’a ensuite embauché pour écrire une série sur la guerre de Trente ans, et j’ai publié un dernier roman sur les mafias chinoises en France, chez Albin Michel. Mais plus l’intelligence artificielle faisait des progrès, plus je revenais à mes anciens amours. Cette fameuse mutation de l’espèce que nous sommes en train de vivre depuis trente ans. Je n’ai jamais cessé de lire du cyberpunk et de m’intéresser aux mouvements artistiques liés à ces sujets.

La création de Genario s’est faite malgré moi. Créer un outil d’intelligence artificielle pour les écrivains n’a pas été ma première ambition. Au début, j’avais juste envie de foutre des ingénieurs et des écrivains dans une même pièce, avec un peu de LSD dans le café, et de voir ce qui allait survenir. Construire une sorte de laboratoire avec des artistes et des ingénieurs. Maintenant, avec le recul, je vois bien que tout cela est lié. Les militaires, l’IA, les cyberpunks et la grande mutation. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un essai là-dessus pour boucler la boucle et faire la synthèse entre ma passion pour le cyberpunk et ma connaissance des services secrets.

L’idée de réunir des artistes, des ingénieurs, des producteurs de films et de séries TV, pourquoi pas des militaires et des membres des services secrets, dans une sorte de laboratoire festif nomade, afin de réfléchir et d’envisager le futur ensemble, me semble aussi chaotique qu’enthousiasmante. Qu’est-ce que nous attendons pour en organiser une première édition entre Genario, Mutation Magazine et nos différents partenaires ?

Quelle merveilleuse idée ! Ce que tu décris, c’est exactement ce qui s’est passé à la naissance de la Silicon Valley. Il faut absolument lire le livre Aux sources de l’utopie numérique » de Fred Turner. Lors de la guerre de Corée, les militaires faisaient des expériences sur des jeunes artistes (Aldous Huxley notamment ; mais aussi Ken Kensey et sa bande de Merry Pranksters) en leur faisant prendre du LSD. Et ces artistes ont commencé à imaginer le futur.

Cet esprit hippie, barré, baroque, chaotique, ce mélange entre ingénieurs, militaires, artistes, entrepreneurs, c’est ce qui a permis la naissance des Steve Jobs et Elon Musk. On en revient à cet esprit de la Renaissance Italienne, avec des Borgia, Léonard de Vinci, Machiavel, l’imprimerie, l’invention de la perspective, dans une ville, Florence, d’à peine 60 000 habitants. Tu sais Florence au 16ème siècle ressemble beaucoup à San Francisco en ce moment. Les âges d’or de l’humanité se nourrissent de ce mélange entre militaires, artistes, banquiers, drogues et fiesta. L’esprit de Dionysos. C’est très nietzschéen. Et pour reparler des écrivains, c’est pour ça que Philip K. Dick est un génie, parce qu’il en est la quintessence.

En ce qui concerne ton idée de laboratoire, c’est génial en effet, totalement utopique et totalement clivant. Je peux déjà te dire que certains membres des services secrets seraient chaud pour s’associer avec des artistes et des scientifiques. Faudrait aussi des sociologues, des historiens, des philosophes… Et surtout des musiciens ! Ils sont le coeur d’un projet comme celui-là. Alors moi je te suis. On organise une fête dionysiaque en pleine campagne, avec une cinquantaine de tarés, et on voit ce qu’il en sort, même si ça ne dure que quelques jours.

Tu as lancé Genario avec Louis Manhès, ingénieur en robotique et en intelligence artificielle, à partir de 2019. Peux-tu revenir sur votre rencontre et sur vos premiers pas  ? On peut imaginer que votre projet ait pu apparaître cryptique, sinon farfelu, à de potentiels investisseurs ou professionnels de l’audiovisuel, d’autant plus à cette époque, bien avant l’effet de mode qui a suivi le succès (inattendu) de ChatGPT  ?

Encore une rencontre décisive. J’entends parler d’un petit génie de l’intelligence artificielle. Le type devait se barrer à San Francisco. On passe le repas, et l’après-midi autour de quelques verres, et direct on est devenu associé, puis ami, et ça fait six ans que ça dure. Des fois j’ai l’impression de faire partie d’un groupe de rock. Ce type est un ingénieur-artiste. Et c’est lui qui  m’a convaincu de monter une boite et de structurer ma passion. Avant la création de Genario en 2019, ça faisait déjà un an-et-demi qu’on réfléchissait à ça. Construire un outil IA pour la narration. On suivait le parcours d’OpenAi et de toutes les dernières découvertes en intelligence artificielle et on sentait qu’il y avait la possibilité de faire un truc. Nous nous sommes entourés de romanciers, de scénaristes, de producteurs de cinéma et de séries. Et on s’est lancé. L’écosystème français des investisseurs nous a rapidement fait confiance. Mais en ce qui concerne le milieu audiovisuel classique, c’était pas le même engouement ! Ça a commencé par le mépris du genre « mais David, pourquoi tu fais ça », avec un sourire ; et ça s’est transformé en haine avec l’apparition de l’IA générative et de ChatGPT, genre « mais David, pourquoi tu fais ça ! », en m’engueulant.

La grève des scénaristes l’an dernier n’a rien arrangé à notre histoire. Mais en même temps, plus tu as d’ennemis, plus tu te fais des amis… tu connais bien ça. De vivre avec les cyberpunks dans les années 2000 m’a appris la patience et surtout de ne pas trop écouter la musique ambiante. Lorsqu’on a fait Braquo avec Olivier Marchal, je me souviens aussi du mépris du milieu du cinéma. Non seulement on faisait des séries, ce qui était considéré comme vulgaire, mais en plus on parlait de flics borderline complètement tarés. J’avais aussi eu pas mal de problèmes avec les services secrets en racontant les histoires de mon père dans les années 1970… Alors bon, je crois que j’ai toujours aimé foutre le bordel, provoquer, susciter les débats, parler des tabous et des traumas d’une société. Ça me parait essentiel pour un artiste.

Comment expliquer Genario aux profanes et distinguer votre plate-forme d’une intelligence artificielle généraliste telle que ChatGPT ? En s’adressant plus spécifiquement aux scénaristes professionnels, est-ce que Genario fait figure de « logiciel expert » ?

Oui c’est exactement ça. Je suis devenu romancier et scénariste et franchement, je me disais que nos outils n’étaient pas à la hauteur de cette révolution technologique. Tous mes potes réalisateurs de cinéma et de séries avaient de nouvelles caméras, de nouveaux micros, et profitaient de l’explosion du numérique. Et nous les écrivains, on se tapait encore Word et Final Draft. Genario est née, il y a six ans, de ce constat, de cette frustration. Je voulais que les écrivains profitent aussi des inventions de notre époque, que ça se modernise un peu ! Et pour parler de ChatGPT, c’est cool, mais trop généraliste, tu ne peux pas le paramétrer et poser toutes les étapes du scénario. Genario, c’est pour les professionnels du cinéma et des séries, aussi bien les scénaristes, mais aussi les réalisateurs et les producteurs.

Quel type de retours recevez-vous des professionnels de l’audiovisuel,  que ce soit en France, mais aussi à l’étranger puisque tu t’es rendu aux États-Unis afin d’y rencontrer des producteurs américains, quelques mois après la grève des scénaristes d’Hollywood  ?

C’est paradoxal et totalement clivant. D’un côté, la haine. Et de l’autre, l’amour. Que ce soit avec les producteurs, les scénaristes, les diffuseurs. On a les meilleurs qui bossent avec nous. Mais aussi pas mal de détracteurs. En France, on a un côté assez romantique, la technologie donc est mal vue. Et aux USA, à cause de la grève des scénaristes, c’est pas facile non plus.

Mais ça, c’est pour les discours officiels ! Parce que la réalité est différente. Je signe toutes les semaines des contrats de confidentialité avec mes clients. Ils ont peur. La législation n’est pas claire, c’est encore mal vu. Maintenant, après le mépris et la haine, on va entrer dans la période de l’adoption et de l’usage quotidien. On va enfin pouvoir bosser et inventer une nouvelle forme d’art. Si la caméra a réinventé le théâtre, l’intelligence artificielle va réinventer le cinéma et les séries, la manière de faire des films. Ça va être assez dingue les prochaines années. Il faut être patient, tenir, expliquer, ne pas s’énerver, et la réalité fera la reste.

Je crois savoir que l’on attend une mise à jour importante de Genario dans les prochaines semaines. Peux-tu nous en donner un avant-goût ? Quelles seront les nouveautés importantes de l’application ? Que peuvent attendre ses utilisateurs, en revenant peut-être sur ses principales fonctions de l’outil ?

Oui, on sort une nouvelle version beaucoup plus puissante, non seulement au niveau du texte mais aussi au niveau de l’image. Ce sera plus intuitif. On a beaucoup de retours des scénaristes et des producteurs. Ce qui nous aide énormément.

Il sera facile d’adapter un roman en scénario, de jouer avec les personnages de la littérature. La grande révolution c’est les agents. Louis pourrait t’en parler mieux que moi, mais c’est ça la grande révolution. Des agents qui comprennent automatiquement ce que tu veux faire. Et qui t’aident à explorer des pistes narratives nouvelles. Sans parler de la personnalisation des générations de textes et d’images. Ça s’adapte à ton style. C’est vraiment le contraire d’une standardisation. Ça permet de se libérer de vieux schémas et d’en inventer de nouveaux. 

Maintenant, Genario c’est surtout un outil professionnel, donc c’est structuré pour le découpage de films et de séries : brainstorming, bible, séquencier, scénario dialogué. Il faut quand même rester focus sur les besoins du métier.

Comment te projettes-tu plus loin dans le futur, toujours avec Genario ? Envisages-tu de devoir brider l’application pour qu’elle oblige les scénaristes humains à encore réfléchir et imaginer dans un futur peut-être pas si lointain ? À ne pas tout déléguer à la machine, par lassitude et fainéantise ? (sourire)

C’est assez simple. Je pense qu’on va pouvoir bientôt créer des films directement depuis son ordinateur. Je dirais dans cinq ou six ans. Un peu comme les musiciens peuvent s’entourer d’un orchestre, uniquement grâce aux machines, depuis une vingtaine d’années. Je pense que le temps où le créateur pourra s’entourer de toutes les équipes de tournage et de post-production avec un ordinateur arrivera dans pas très longtemps.

C’est ça qu’on va vivre. Un bouleversement total des systèmes de production. Ce qui ne veut pas dire que l’industrie actuelle va disparaitre, au contraire. Mais comme l’invention de la caméra a créé l’industrie du cinéma à l’époque du théâtre, l’intelligence artificielle va créer une nouvelle industrie, à la lisière des jeux vidéos. Avec toutes les inventions qui commencent à arriver, comme les casques de réalité virtuelle, par exemple.

Lorsque ces outils seront enfin matures (avec l’intelligence artificielle générative de textes et de vidéos) dans quelques années, on va assister à une explosion créatrive comme l’humanité n’en a jamais vécu. Ou alors, 2500 ans en arrière à Athènes, au siècle de Péricles, ou à Florence durant la Renaissance. Toujours avec ces mêmes schémas : inventions technologiques = inventions artistiques. Sans parler du chaos politique et économique qui accompagne toujours ces grandes périodes de mutations.

Ouvrons maintenant la boite de Pandore et sautons à pieds joints dans le sujet qui agite tant les professionnels que les médias de masse. Est-ce que l’intelligence artificielle va remplacer l’intelligence humaine et par conséquent les scénaristes, en entraînant un effondrement artistique et culturel généralisé, puis un chômage de masse ?

Je ne partage pas du tout les théories de Zemmour sur le « grand remplacement ». Le fait que les femmes dans les années 1970, puis les Arabes depuis trente ans, nous prennent notre boulot et nous remplacent. C’est exactement cette même genre de théorie débile qui imagine les machines vont nous remplacer…

Au contraire, je pense que les artistes, grâce à l’intelligence artificielle, vont pouvoir nous donner des œuvres de plus en plus merveilleuses. Il faut se préparer à un nouvel âge d’or. Exactement comme la Renaissance Italienne, avec l’imprimerie, Copernic, l’invention du télescope et de la boussole. Le cinéma est dépendant de la caméra, donc de la technologie. Les romanciers sont dépendant de l’imprimerie, donc de la technologie. Les artistes peintres de la Renaissance se servaient des mathématiques et du nombre d’or, de la découverte de la perspective pour peindre «  autrement  » la réalité.

Notre époque post-moderne, va sans aucun doute remettre en cause l’humanisme, comme la Renaissance à remis en cause la croyance en Dieu. L’Homme est en train de mourir sous nos yeux, la croyance en l’homme. Et c’est peut-être une bonne nouvelle ! L’humanisme a débuté à la Renaissance, avec des avancées artistiques et scientifiques d’une grande beauté, mais après les colonisations, les deux guerres mondiales, et maintenant la crise écologique, il est temps de passer à autre chose. De réfléchir à autre chose.

Mais là, on bascule dans la philo… Pour répondre à ta question, l’intelligence artificielle c’est le contraire de la standardisation. Et la culture du cinéma et des séries va permettre de laisser entrer de nouveaux acteurs, plus créatifs. Par exemple, on va pouvoir adapter au cinéma des romans cyberpunks, sans dépendre de l’industrie hollywoodienne ou celles des chaînes de TV. Ça va être juste dément.

Mais attention ! Exactement comme l’imprimerie a permis au protestantisme de se propager au 16ème siècle, l’intelligence artificielle va aussi propager sa propre maladie. C’est-à-dire du fascisme et du religieux bien stupides. Ce n’est pas la technologie, qui reste neutre ou paradoxale, c’est la vie elle-même qui adore les contraires et les contradictions. L’intelligence artificielle, c’est à la fois la maladie et l’antidote. Comme l’imprimerie et la caméra. J’entends beaucoup de cinéastes associer l’intelligence artificielle et les militaires, en disant que ça va servir les flics… Ok, mais refusent-ils d’utiliser la caméra parce que les fachos s’en servent pour surveiller la population  ? Non. Les journalistes refusent-ils d’utiliser l’imprimerie au prétexte que les nazis se servaient des magazines pour leur propagande ? Non plus.

Alors la peur de l’intelligence artificielle, c’est juste la peur de la Vie dans toutes ses formes, ses risques et ses métamorphoses. Autant rejoindre les curés dans les monastères et refuser le sexe, les artistes, et la technologie  ! L’IA fait partie de la Nature qui se transforme. À nous de bien nous comporter et de lutter contre les connards. Les intelligences artificielles ont volé les artistes et il me paraît normal que toutes les applications et les LLMs (acronyme de l’anglais pour large language model, NDLR) redistribuent de l’argent aux artistes. Je supporte pas les petits cons de la Silicon Valley qui préfèrent dépenser leur argent en avocats plutôt que de respecter les droits d’auteurs et les artistes. La régulation viendra des États, c’est certain, mais les patrons de start-ups doivent aussi prendre leur responsabilité.

Piller les artistes et se barrer dans les paradis fiscaux pour ne pas payer d’impôts va nous mener dans une impasse. Une guerre civile. Des mecs comme Sam Altman (patron d’OpenAI et créateur de ChatGPT) ou Elon Musk, qui se construisent en ce moment des bunkers pour survivre à la fin du monde, sont comme des gosses de cinq ans, capricieux et égoïstes. Ce sont des génies, ok, mais ils doivent partager leur richesse et faire preuve d’empathie. La transition que nous allons vivre avec les intelligences artificielles va faire pas mal de dégâts. Et pour certains artistes, ça veut dire de perdre son taf, se retrouver à la rue. Beaucoup d’entre nous vont tomber. On ne peut pas se cacher derrière le « progrès » comme derrière un truc sacré en disant : « C’est comme ça, l’intelligence artificielle va créer autant d’emplois qu’elle va en détruire ». C’est de la théorie.

Dans les faits, il faut que la transition entre le Moyen Âge et la Renaissance ne se termine pas par une bonne guerre de religion… C’est ça le plus important. Ne pas refuser la mutation et en même temps ne pas être naïf sur la croyance au « progrès ». Pas de « grand remplacement », mais pas non plus de croyance à la fameuse « main invisible » du capitalisme. De la nuance, de l’intelligence, des discussions éclairées entre artistes, producteurs, diffuseurs, syndicats et associations. Et surtout, relire toute la littérature cyberpunk pour trouver des solutions.

Pour rebondir sur ce que tu viens de dire, l’actuel débat sur l’intelligence artificielle m’apparaît rien moins que fallacieux, sinon hypocrite. En aucun cas, les algorithmes ont décidé par eux-mêmes de ne pas rémunérer les artistes dont ils s’inspirent. Comme tu le rappelles très justement, rien n’empêche les patrons de start-ups, mais aussi les diffuseurs (dont les nouvelles plate-formes de contenus et les réseaux sociaux) de mettre en place des modes de rémunération plus justes et équitables. Comme toujours, l’essentiel du problème reste fondamentalement humain. L’actuel débat sur l’intelligence artificielle serait-il donc l’arbre qui cache la forêt et permet – parmi d’autres sujets à la mode – d’ignorer les vraies questions de fond sur le dysfonctionnement de nos sociétés post-modernes ?

Oui, je suis totalement d’accord. Le problème ce n’est pas l’intelligence artificielle, mais la manière dont les hommes conçoivent le présent. On vit une dérégulation totale des modes de financements ; avec les paradis fiscaux et pas mal d’états voyous qui entrainent les entreprises dans une course au profit. C’est l’hubris de notre époque.

On devrait se souvenir de ce qu’il s’est passé lors des premières révolutions industrielles, au 19ème siècle. Les grandes familles et, juste à côté, les bidonvilles de mineurs surexploités. Si on continue comme ça, il ne serait pas étonnant de voir encore une révolution sanglante surgir dans nos rues. Des mecs perdent leur taf et sont payés une misère, les États sont surendettés. Et d’énormes monstres comme Microsoft ou Google se trouvent assis sur des tas d’or avec des avocats spécialisés en défiscalisation. Regarde San Francisco, tu as un centre-ville avec des populations défoncées aux opioïdes : des drogues créées par des laboratoires pharmaceutiques ! Et, juste à côté, les grands immeubles futuristes de Sales Force, de X, de Google et de Facebook. Ce n’est pas la technologie qu’il faut pointer du doigt, mais la manière dont se comportent les grands pourris de notre époque.

Concluons par une question désormais traditionnelle, héritée de La Spirale et désormais reprise dans Mutation Magazine, comment envisages-tu l’avenir ? D’un point de vue à la fois personnel et familial, mais aussi civilisationnel et planétaire ? En étant conscient que cette question double est ambitieuse, mais n’en mérite pas moins que l’on se gratte un peu la tête pour y répondre…

L’avenir, ce sont mes deux filles qui grandissent. Elles ont huit ans et neuf ans. Et il va falloir leur expliquer ce qu’il se passe. En faire des guerrières et des sages. Leur donner des armes pour se battre et respecter ce qui les entoure : les humains, les machines, les arbres et les espèces animales.

Nous allons vivre une grande mutation. Les anciennes identités vont peu à peu perdre de leur rigidité. Encore une fois, il faut devenir machine, arbre, femme, homme, insecte, vieillard, enfant, oeuvre d’art, etc. Et faire preuve d’empathie pour tout ce qui nous entoure. La Terre est la seule planète vivante à des milliers d’années-lumière à la ronde. Nous sommes seuls.

Nous ne sommes pas l’aboutissement de l’évolution des espèces, c’est certain. Soyons donc créatifs et inventons l’avenir avec tous les outils à disposition. Qu’il s’agisse d’anciennes mythologies ou des dernières découvertes scientifiques. Les gens ont peur du changement et des métamorphoses. Mais il est temps de faire la grande synthèse de toutes nos connaissances. C’est le moment de grandir, de muter, de changer de corps et de mentalité. De donner naissance à quelque chose de meilleur, de plus bon et de plus beau.

Tout en étant conscient que ça ne sera pas simple et que nous allons connaître encore d’autres guerres et d’autres massacres. Mais ça, ce n’est pas la faute aux humains. L’univers est indifférent à nos valeurs. Il n’y a qu’à regarder les explosions de galaxies autour de nous et les milliards d’années qu’il nous reste à vivre. Sous le regard vertigineux, sublime, et totalement impassible du cosmos.

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