Face à la thématique qui sous-tend l’édition 2024 des Utopiales, avec Emil Ferris en invitée d’honneur, et plus encore l’exposition qui l’on y consacre à Godzilla et au kaijū eiga, on serait tenté d’invoquer Antonio Gramsci et son « clair-obscur d’où surgissent les monstres ». À chaque époque, les épouvantails qu’elle mérite. Et ce n’est rien de dire que nos années rougeoyantes mériteraient d’accoucher de croquemitaines à la hauteur de leurs excès.
Julien Sévéon est auteur, éditeur et spécialiste des cinémas de genre. On lui doit, entre autres ouvrages, un livre de référence sur Massacre à la tronçonneuse, film culte de Tobe Hooper et la franchise qui s’ensuivit. Dans le cadre du Festival international de science-fiction de Nantes, il orchestre une exposition retrospective autour de Godzilla, dont on célèbre cette année le 70ème anniversaire, et des monstres géants du cinéma japonais.
Extrait du catalogue des Utopiales
Au Japon, en 1954, dans un contexte traumatique post-Hiroshima, le premier Godzilla sort au cinéma, réalisé par Ishirō Honda. Il révolutionne le genre du kaijū eiga (film de monstre géant) par son origine qui l’ancre dans la SF – c’est une créature sous-marine antédiluvienne ramenée à la vie par des essais nucléaires américains – mais également par la réalisation et les effets spéciaux du film, puisque Godzilla est joué par un acteur costumé.
De nombreux cinéastes du monde entier se sont depuis engouffrés dans cette brèche du kaijū eiga et d’autres titans les ont rejoints : Gamera, Mothra, King Ghidorah, Rodan, Mechagodzilla, Hedorah… Ce succès fait de Godzilla la plus longue franchise cinématographique selon le Guinness World Records. De nouvelles générations d’amateur·ices découvrent aujourd’hui le kaijū eiga avec des mangas ou des romans comme La Société protectrice des Kaijus de John Scalzi. L’exposition « Godzilla et le kaijū eiga » célèbre les 70 ans de cette icône de la pop culture et entend montrer la vivacité de son héritage au travers des films, des affiches, des figurines et des mangas qui y sont présentés.
L’édition 2024 des Utopiales se tient du mercredi 30 octobre au dimanche 03 novembre 2024, à la Cité des congrès de Nantes.
. Les Utopiales de Nantes
. CinExploitation
Illustrations & photographies de Godzilla © Toho Co., Ltd.
Portrait de Julien Seveon © DR
Aurais-tu la gentillesse de revenir pour nos lecteurs sur les origines et les inspirations du kaijū eiga ? Peut-on établir un lien entre les yōkai du folklore japonais et les monstres géants du cinéma de l’après-guerre ? L’histoire retient surtout le premier Godzilla réalisé par Ishirō Honda, auquel tu rends hommage à l’occasion de son 70ème anniversaire dans le cadre des Utopiales.
Le film qui lance tout le phénomène est le Godzilla de 1954 que réalise Ishiro Honda. Ce n’est pas le premier monstre géant de l’histoire du cinéma, loin de là, mais la dynamique du film, le travail de mise en scène, et la création même du monstre et des décors apportent quelque chose de radicalement novateur dans le monde du cinéma que l’on peut qualifier de « fantastique ». Parmi les influences cinématographiques, on peut notamment citer le King Kong de 1933 et Le Monstre des temps perdus qui est sorti peu de temps auparavant.
L’impact de Godzilla au Japon se fait sentir dans un premier temps par le développement de la figure du monstre géant dans d’autres médiums : romans, mangas, etc. Et puis le phénomène va véritablement exploser au cinéma durant les années 1960, avec l’entrée d’autres majors japonaises dans la danse du kaijū eiga : la Daiei avec Gamera en 1965 et Daimajin en 1966 ; la Nikkatsu et Gappa en 1967 ; la Shochiku et Itoka, le monstre des galaxies en 1967… Sans oublier, bien évidemment, la Toho, maison mère de Godzilla et du kaijū eiga, qui va développer de nombreux autres monstres géants : Mothra, Ebirah, Mechagodzilla…
Tout comme en Occident, il est tentant et possible de tracer des liens entre le croque-mitaine français, le barbaou breton et Leatherface ou Michael Meyers. Il est donc tentant – et certains l’ont fait – de créer un lien entre les yōkai et Godzilla, Gamera ou encore Gappa. Mais concrètement, ce sont des entités appartenant à des époques différentes et reflétant des préoccupations et des réalités différentes. Personne ayant travaillé sur Godzilla ne pensait aux yōkai – dont il n’existe d’ailleurs que peu d’exemple gigantesque.
Godzilla est vu comme une métaphore des deux bombes atomiques américaines lancées sur Hiroshima et Nagasaki. Notre début de XXIe siècle se distinguant par une série de crises environnementale, économiques et géopolitiques, assiste-t-on pour autant à la naissance de nouvelles créatures de fiction comme métaphores des catastrophes spécifiques à notre époque ? Comment analyses-tu cette présence ou absence de créatures spécifiques aux années 2010-2020 ?
Le cinéma actuel n’a effectivement pas vu naître une nouvelle icône de l’ampleur de Godzilla. Pour autant, le cinéma continue à créer moult films qui se penchent, d’une manière ou d’une autre, sur notre monde. Le cinéma de SF continue à interroger (le sujet n’est pas neuf), les dérives autoritaires, les catastrophes écologiques, la robotisation de notre société, etc. Et de son côté, le cinéma horrifique continue de nous projeter en plein visage des films qui saisissent toutes les dérives qui minent notre planète : racisme, intégrisme, capitalisme, etc.
Pour ce qui est du Japon, la droitisation de la société, pour ne pas dire l’extrême-droitisation, tend à mettre de côté toute figure qui viendrait contester l’ordre établi et c’est vrai que les cinémas de l’imaginaire, tout en continuant à se montrer intéressants, voire novateurs, tendent à éviter toute subversion ou toute contestation. Lorsque Shin Godzilla est sorti en 2016, après la catastrophe de Fukushima, on pouvait s’attendre à une remise en question radicale du système nucléaire, de la mainmise des grosses industries sur le système japonais ou encore de la militarisation de la société nippone. Au contraire, on a eu le droit à un film nationaliste, contre la démocratie et hautement militariste. L’horreur absolue !
De ce que j’ai pu en lire, cette exposition présentera des pièces rares, sinon exceptionnelles ! Est-il possible d’en avoir un avant-goût, à quelques jours de son ouverture ? Et peut-être évoquer rapidement les autres évènements prévus dans le cadre de cette « monstrueuse » thématique ?
L’idée et le développement de l’exposition se sont étalés sur plusieurs années – j’ai commencé à y penser il y a trois ou quatre ans et les choses se sont vraiment accélérées depuis fin 2023. L’idée est de donner une vision large du kaijū eiga à l’occasion des 70 ans de la naissance de Godzilla et du genre, tout aussi bien en terme de films, que de pays et de matériel. Il y a au total plus d’une centaine de pièces qui seront présentées : des posters, des photos d’exploitation, des documents promotionnels, des jouets, des objets signés, etc. Parmi les posters les plus rares, on pourra voir une affiche israélienne de 1972 de Godzilla contre Hedora (l’un de mes kaijū préférés) ou encore une affiche roumaine de La revanche de King Kong. Parmi les objets curieux et uniques, il y a une tirelire Gamera signée par le directeur des effets spéciaux Shinji Higuchi et le réalisateur Shusuke Kaneko. En terme d’origine, il y a du matériel qui vient d’Argentine, d’Allemagne, de Corée du Sud, d’Espagne, d’Italie, du Japon, de Suisse, de Thaïlande et d’autres pays encore.
En accompagnement, plusieurs kaijū seront projetés durant le festival, à commencer par le Godzilla de 1954 qui ouvrira cette édition et qui sera présenté dans une version restaurée, ainsi que le petit dernier, Godzilla Minus One, qui sera présenté pour la première fois dans sa version noir et blanc. L’écrivain américain John Scalzi sera présent, notamment pour signer son roman La société protectrice des kaijus ; et plusieurs conférences autour du kaijū, auxquelles je participerai, sont aussi prévues. Cerise sur le gâteau : Marc Caro et Philippe Brodu feront aussi un concert nommé « In Godzilla We Trust » !
Plus largement, cette édition 2024 sera placée sous le signe des monstres, avec en invitée d’honneur la dessinatrice Emil Ferris (c’est elle aussi qui signe l’affiche de cette édition), une exposition qui lui sera naturellement consacrée et une autre exposition présentant les dessins effectués par des détenus du Centre pénitentiaire de Nantes qui ont travaillé pendant plusieurs mois autour de la figure du monstre. Et ce n’est que la partie immergée de l’iceberg !