« Science-fiction : Les cyborgs sont-ils néolibéraux ou libertariens ? »

Albain le Garroy
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Dans l’univers cyberpunk, où chacun semble en guerre contre tous, quelles sont les possibilités d’échappatoire  ? Reste-t-il encore des zones d’autonomie sur lesquelles inventer un autre monde, à l’écart de mégapoles gagnées par le darwinisme social ?

Certains considèrent le cyborg comme un concept potentiellement queer et utile au mouvement féministe, dans la droite ligne de Donna Haraway, auteure du Manifeste cyborg (1985). Ce qui ne sera pas notre sujet ici. Notre question n’en sera pas moins sérieuse. Si Philip K. Dick a essayé de répondre dans son œuvre à la question « les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? », rares sont les personnes à s’être intéressées aux aspects les plus politiques de l’hybride humain-machine.

Pour tenter d’éclairer cet angle obscur et néanmoins essentiel de notre post-humanité, Albain le Garroy s’est penché sur le courant de science-fiction cyberpunk. Par le biais de certains de ses auteurs phares, mais aussi des films et des jeux vidéo qui s’en inspirent.

Illustration © Ghost in the Shell de Rupert Sanders, d’après Masamune Shirow (Paramount Pictures)
Illustration © Deux Ex (Eidos Interactive, Square Enix)

Quel paradigme économique pourrait correspondre au cyberpunk ?

Le cyberpunk, tel qu’il est perçu majoritairement aujourd’hui, est apparu dans les années 1980. Ses récits se déroulent le plus souvent dans un futur proche dystopique. Toutefois, ce n’est pas une dictature totalitaire contrôlant les citoyens type 1984. La dystopie du cyberpunk est soit néolibérale – l’État corrompu est contrôlé dans l’ombre par des corporations toutes puissantes –, soit libertarienne – l’État a été remplacé par ces mêmes corporations. Pour reprendre la phrase du milliardaire Warren Buffet, « il y a une lutte des classes, bien sûr, mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre. Et nous gagnons ». Ici, fin de l’Histoire, ils ont gagné. En parallèle à cela, la technologie est devenue omniprésente : cyborgs et réalité virtuelle font partie du quotidien. D’ailleurs, cette réalité virtuelle permet de fuir le réel du quotidien. Et enfin, la criminalité a explosé : les gangs contrôlent les rues et dirigent les différents trafics – dans Câblé de Walter Jon Williams, les habitants d’une ville peuvent même parier sur le nombre d’assassinats de la nuit précédente.

Dans ce décor, les héros et les héroïnes font en général partie d’équipes de mercenaires livrés à eux-mêmes, victimes d’événements qui les dépassent. Mais les protagonistes sont le plus souvent les meilleurs dans ce qu’ils font (pirates informatiques, pilotes, assassins, etc).

Et nous rentrons dans le vif du sujet : ces personnages, pour en arriver où ils en sont, ont toujours recherché l’excellence. Pourquoi ? La concurrence. Dans le néolibéralisme, la concurrence crée l’excellence. Et l’excellence se paye.

Le mercenaire cyberpunk est donc une entreprise individuelle. Il vend un service, cherche un client, fait son possible pour être le meilleur. Il y consacre tout son temps et investit son argent pour acheter de meilleures armes et des implants mécaniques. Quoi de mieux pour faire fructifier son « capital humain » et s’adapter au marché que d’avoir un bras mécanique et des implants dans le cerveau ? La recherche du dépassement de soi, de l’abolition de limites que la nature aurait imposé au corps humain se fait ici pour des raisons purement mercantiles.

Comme Thatcher disait : « L’économie est la méthode. Le but est de changer l’âme. » Et le corps y passe au passage.

Le cyborg dans la science-fiction concerne l’évolution de l’être humain et ce que l’on appelle, à tort ou à raison, le post-humain. Nous nous affranchissons des hasards de l’évolution naturelle pour décider de notre devenir grâce à la technique (marotte personnelle de l’auteur : selon nous, c’est à partir du moment où notre ancêtre a utilisé un outil qu’il a commencé à abolir les limites imposées par la nature et à décider de son devenir. Nous devons donc avouer un sérieux doute à propos du concept de post-humain, à moins que l’on admette que l’humain a toujours été « post »… Mais revenons à nos yeux laser et à nos turbo-jambes !). Nous retrouvons cette thématique dans la série de jeux Deus Ex, mais aussi dans les films d’animation de Mamoru Oshii, les Ghost in the shell.

Si nous pensons, à la manière d’un Friedrich Hayek, l’un des théoriciens du néolibéralisme, que la concurrence suit les règles d’un darwinisme social (qui rappelons-le, n’a de darwiniste que le nom et a été théorisé par Herbert Spencer), nous admettons alors que le cyborg est ce que l’on pourrait qualifier de néolibéral (ou libertarien). Il faut être fort pour survivre et s’adapter au marché. La concurrence pousse à devenir de plus en plus fort et de plus en plus adapté. Et ceux qui n’y arrivent pas sont « mis de côté ». Le cyborg serait donc logiquement le sommet de cette évolution (notons que l’on retrouve ces thèmes de manière récurrente dans la pensée de certains libertariens, comme Musk, par exemple). Les univers cyberpunks, puisqu’ils se situent dans ces paradigmes économiques, en suivent les règles. D’ailleurs, la résistance politique, se permettant parfois quelques amalgames, s’accorde de temps en temps avec une résistance à la technique proche d’un néo-luddisme mettant en avant la pureté du corps (Deus ex : Human Revolution).

La possibilité d’un avenir ?

Alors ? Le cyborg est-il définitivement néolibéral dans le cyberpunk ? Souvent. Il faut avouer qu’il y a peu d’espoir de sortir de l’enfer économique. « Il n’y a pas d’alternative », comme dirait l’autre.

Cependant, il existe un exemple dans Nécroville de Ian McDonald de cyborgs ayant aboli la mort et s’adaptant aux environnements hostiles. Ils sont en rupture totale avec l’étape précédente de leur humanité et leur condition leur a permis d’abolir les rapports de dominations et de concurrence entre eux, supprimant au passage les oppressions de genre. Ces nouveaux rapports sociaux leur permettront évidemment de s’entraider afin de survivre ensemble. En somme, ils seraient proches du darwinisme vu par Pannekoek ou des théories de Kropotkine, réhabilitées par le darwiniste Stephen Jay Gould. Toutefois, une bonne part de ces cyborgs est décrite comme vivant dans des ghettos et n’a le choix, si  elle veut survivre, que de vendre sa force de travail à de riches propriétaires de moyens de production. Coïncidence ? En tout cas, l’entraide lui permettra de faire la révolution. Décidément, cela nous rappelle quelque chose…

Rassurons-nous, ce n’est donc pas le bras mécanique qui fait l’identité politique mais bien les conditions économiques et sociales. Le cyberpunk nous rappelle, entre autres, cela. Rien de nouveau, en somme. Faut-il avoir peur des cyborgs, des post-humains ou des mutants ? Laissons cela aux Luc Ferry ou aux François-Xavier Bellamy. Ce n’est pas cet hypothétique désir de jouissance nihiliste soixante-huitarde dont ils parlent si souvent qui fait le cyborg. Nous répétons : nous avons transgressé ce qu’ils appellent « Nature » lorsque nos ancêtres ont pris des outils parce que ces derniers leur permettaient de faire ce qu’ils ne pouvaient pas faire sans. Et cela, c’est notre nature. Voire LA nature. Ne leur volons pas leurs (mauvais) arguments. En parallèle à cela, cette idée de Nature immuable et sacrée (appelons un chat un chat et un dieu un dieu) purement idéologique pourrait aussi mettre en difficulté certaines  personnes trans (nous avons d’ailleurs déjà vu des amalgames, entre « transhumanisme » et « transgenre », sous l’étiquette « idéologie trans »).

Faut-il quand même être hermétique aux idées de post-humains sous prétexte qu’elles émergent dans un contexte néolibéral ? À vous de voir. Il paraît que chaque société crée les conditions qui feront advenir la société suivante. Ce n’est pas très post-humain, c’est juste marxiste.

En tout cas, moi, j’ai fait mon choix.

Mort à Vidéodrome, longue vie à la nouvelle chair.

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