« La question interstellaire : une perspective écologique »

Rémi Sussan
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L’architecte Rachel Armstrong (@liviingarchitect) est connue pour ses travaux futuristes, souvent à la limite du « design fiction » et s’inspirant largement de la biologie de synthèse.

Elle a notamment dirigé un ouvrage collectif chez Springer, Star Ark : A Living, Self-Sustaining Spaceship, dont elle a rédigée la première partie (divers auteurs se succédant dans la seconde), consacrée à l’avenir du voyage interstellaire, pas moins !

Mais bon, retourner sur la lune, coloniser Mars, exploiter des astéroïdes ou même créer des cités spatiales en haute orbite, c’est déjà quasi utopique, alors se passionner pour le voyage interstellaire, c’est franchement, euh, un peu cinglé non ?

Article originellement publié sur InternetActu, au mois de novembre 2019.
Portrait de Rachel Armstrong © IdeaCity, Moses Znaimer’s Conference

Les enjeux de l’exploration interstellaire

Pour mémoire, rappelons qu’à moins d’une découverte nous permettant de court-circuiter la limite imposée par la vitesse de la lumière (comme « l’hyperespace » des auteurs de science-fiction ou l’utilisation de « trous de ver » autorisant un raccourci entre deux points très distants de notre univers, comme dans le film Interstellar) un tel vaisseau spatial mettrait des centaines d’années à atteindre son objectif. Au point probablement que les passagers embarqués au départ seront probablement décédés à l’arrivée, laissant la place à la ou les générations suivantes. Comment un tel exploit serait-il possible, et d’ailleurs pour quoi faire ?

Mais pour Rachel Armstrong et ses coauteurs, l’intérêt d’un tel projet tient moins à sa réalisation à moyen ou long terme que la manière dont son existence même nous amène à réinterroger nos modes de pensée et de fabrication. C’est ce qu’Armstrong nomme la « Question interstellaire ».

Il s’agit moins de réfléchir à de bonnes fusées ou au meilleur carburant que se demander comment créer de toutes pièces un environnement durable pour une population humaine, capable de résister aux aléas du voyage, et, même peut être plus encore, capable d’évoluer vers des états inédits et plus complexes qu’au départ.

Au centre de la création d’un tel vaisseau se trouve donc la problématique écologique. « Une perspective écologique ne permet plus de simplifier ce défi sous la forme d’une danse de survie mutuelle entre l’homme et la machine. Au lieu de cela, les problèmes en jeu doivent d’abord être abordés à travers une lecture du cosmos en tant qu’écosystème ainsi qu’à travers des perspectives multiples et enchevêtrées, ce qui inclut la science, la technologie, les arts et les humanités ».

De fait, imaginer le voyage interstellaire nous conduit à une série de problématiques qu’on ne retrouve pas dans les projets classiques de colonisation de notre système solaire. Créer des cités spatiales en haute orbite, s’installer sur la Lune ou sur Mars, suggère un accès à de très nombreuses ressources disponibles sur la Terre, les planètes ou les astéroïdes. Un vaisseau traversant les étoiles ne disposera de rien de tel. Jamais le mot « durable » n’aura été employé autant à propos.

Les nouvelles formes de laboratoires

Aujourd’hui, les grandes entreprises de la Silicon Valley s’intéressent de près à la colonisation de l’espace proche. Mais inutile de compter sur un Musk ou un Larry Page pour lancer un projet de la taille d’une arche interstellaire. Pas la peine non plus de compter sur les grandes Nations qui se sont lancées dans la course à l’espace au moment de la guerre froide.

Pour Armstrong, la clé pourrait se trouver dans la montée des « nouvelles formes de laboratoires » présents notamment au sein des différentes organisations de sciences citoyennes, makers, biohackers, designers, etc. Ces groupes créent en effet des « prototypes » susceptibles d’inspirer diverses réflexions sur la Question interstellaire : « Bien que les développements de ces « prototypes » ne soient pas réellement des vaisseaux spatiaux, leur existence présente de l’importance pour la question du vaisseau spatial (…). Les plates-formes de makers préconisent l’émergence de nouveaux types de laboratoires et la création d’une gamme d’approches qui ne sont pas typiques des analyses de recherche classiques, mais génèrent des informations pertinentes grâce à des recherches menées par des praticiens. En effet, certains groupes testent des idées, par exemple dans nos foyers et nos villes, dans le but d’améliorer l’environnement urbain, ce qui peut éventuellement aider à satisfaire les besoins des futurs colons. »

L’idée est intéressante. J’avoue que je ne savais pas moi-même trop quoi penser des recherches d’Armstrong sur Venise et le « sol hylozoïque ». Mais si on les considère comme les petites pièces d’un puzzle qui mettra peut être plusieurs siècles à se réaliser, cela prend sens. Et c’est vrai aussi des autres travaux des makers et des biohackers. Si l’espoir que la culture maker allait donner naissance très vite, à une nouvelle forme de société industrielle tend aujourd’hui à s’étioler, la Question Interstellaire permettrait de la placer dans un cadre, de donner sens à une multitude d’expérimentations dont on ne voit pas aujourd’hui quel est l’aboutissement pratique précis. Cela donne peut être un début de réponse à la question de la panne actuelle des imaginaires : peut-être ne peut-on penser l’innovation, même à court terme, qu’en se plaçant dans une perspective impliquant un très lointain futur. C’est une idée que Rachel Armstrong nomme le « Black Sky Thinking » (« pensée du ciel noir ») et qu’elle décrit ainsi : « Le Black Sky Thinking consiste à se projeter au-delà des cadres actuels et des projections prédéterminées, dans le terrain de l’inconnu. Mais plus que cela, cela consiste à ramener cet inconnu dans le présent d’une manière qui possède des effets immédiats et engage autrui, en gardant toujours à l’esprit que l’avenir est désordonné, non-linéaire et non-déterministe ».

Conquérir les étoiles… en restant sur Terre

De cela on peut déduire que la Question interstellaire peut commencer à se poser sur notre bonne vieille Terre, en repensant des choses comme l’urbanisme ou l’agriculture. En fait l’idée de l’arche des étoiles d’Armstrong et ses collègues est tout à fait dans la droite ligne du fameux texte écrit par Buckminster Fuller en 1968, le Manuel d’instruction pour le vaisseau spatial Terre. En fait, il s’agit de prendre Fuller au mot : « comment construire un vaisseau artificiel qui soit comme une reproduction, en plus petit, de ce vaisseau spatial Terre ? » Et ce n’est même pas la peine de lancer ce « vaisseau » dans l’espace ; ce n’est pas l’urgence. Comme elle l’explique dans une interview avec Giulio Prisco, publiée sur le blog de ce dernier : « Ce n’est pas quelque chose qui arrivera avant très très longtemps. Mais nous pouvons influencer le futur ici et maintenant. Par exemple, nous pouvons concevoir nos villes comme des vaisseaux spatiaux – en d’autres termes, apprendre comment les gouverner, les maintenir et les construire pour qu’elles soient équitables et respectueuses de l’environnement. Pensez au vaisseau spatial Terre de Buckminster Fuller et imaginez-le à l’échelle, d’une ville, d’un quartier, d’un bâtiment. » Et ailleurs, dans le même entretien, elle affirme : « nous avons besoin d’une biosphère III – et, de préférence, une dans chaque cité. »

L’Ecocène

Un autre aspect intéressant de la réflexion de Rachel Armstrong est le remplacement du concept d’Anthropocène par celui d’Ecocène. L’anthropocène, selon elle, est un enfant de l’ère industrielle.

« En extrapolant à partir des événements passés, l’Anthropocène nous confronte à des scénarios futurs, qui tous prédisent notre extinction inévitable. Peu importe comment se déroule l’Anthropocène, nous finissons toujours perdants… Si nous héritons d’un « bon » Anthropocène, nous finissons remplacés par des machines hyper-intelligentes, comme le prédisent des commentateurs tels que Ray Kurzweil dans The Singularity is Near (2005). De fait, Bill Joy de Sun Microsystems, Elon Musk et le scientifique Stephen Hawking expriment leur inquiétude quant aux risques existentiels d’une gestion planétaire menée par des technologies dynamiques et intelligentes, et même quant à l’avenir de la race humaine. Et si nous avons un « mauvais » Anthropocène, alors la sixième grande extinction se produira, comme l’ont prévenu Edward O. Wilson et ses collègues. »

L’Ecocène, par contraste, ne postule pas la domination de l’homme sur son environnement naturel, mais au contraire la prise en compte de l’inséparabilité de l’humain et de son milieu. De fait, les projets d’écosystèmes et de structures spatiales élaborées ces dernières années reposaient ouvertement sur des concepts hérités des l’Anthropocène. Les cylindres de O’Neill, par exemple, sont des environnements fermés parfois agrémentés d’espaces verts de type « jardins », c’est-à-dire domestiqués et au comportement parfaitement prévisible.

La construction d’un vaisseau interstellaire ne doit pas prendre appui sur les réalisations de l’ère industrielle, insiste Armstrong. Ce ne sera pas un produit de l’Anthropocène. Il nous faut « rejouer l’histoire de la civilisation », nous explique-t-elle, remonter vers un passé plus lointain.

Nous ne décollerons pas sans « sol »

On l’a vu, Rachel Armstrong ne croit pas à des vaisseaux spatiaux qui seraient comme des « boites de conserve » reproduisant à l’identique un environnement terrestre. Son analyse de l’expérience Biosphere II est éclairante cet égard. Rappelons que Biosphere II, qui s’est déroulée au cours des années 1990 consistait à créer un environnement parfaitement clos, comportant plusieurs écosystèmes (dont un mini-océan), et habité par 4 hommes et 4 femmes, qui devaient cultiver la terre, élever du bétail et ainsi se fournir en nourriture et vivre en parfaite autarcie.

« Après environ une année », explique-t-elle, « les niveaux d’oxygène ont diminué régulièrement, l’océan s’est acidifié, les températures intérieures ont augmenté et les niveaux de dioxyde de carbone ont fluctué. Le système a clairement commencé à échouer au bout d’environ 18 mois. Le compost était arrêté pour économiser de l’oxygène et les sols se sont effondrés (…). Les vertébrés et les insectes pollinisateurs sont morts, alors que seuls les cafards et les fourmis prospéraient. Bien que l’expérience fut considérée comme une sensation médiatique, elle avait largement échoué en tant qu’expérience scientifique. »

Ce genre d’échec nous montre la différence entre s’occuper de jardinage et construire un véritable système écologique.

Qu’est ce qu’un « sol » ?

Pour Rachel Armstrong, l’élaboration d’un « sol » est fondamentale pour le futur vaisseau interstellaire. Une idée qui peut paraître curieuse au premier abord. Mais en réalité, la terre sur laquelle nous marchons est un système très complexe, bourré d’interactions multiples, sur lequel repose la vie sur notre planète. Les expériences d’Armstrong cherchent à comprendre et réfléchir à cette complexité : il ne s’agit pas, donc, de « jardinage », l’objectif n’est pas de reproduire à l’identique l’humus que nous connaissons sur cette planète, mais de comprendre la dynamique à l’oeuvre au sein d’un sol, y compris avec des matériaux qui n’ont rien à voir avec ceux qu’on trouve habituellement sous nos pieds.

L’architecte mentionne ainsi une série d’expériences avec des « gels », autrement dit des produits susceptibles de se mêler entre eux en créant des formes complexes d’auto-organisation. Mis ensemble, les gels forment des structures inédites qui permettent d’observer les échanges entre les différents matériaux. Une telle expérimentation rappelle notamment les derniers intérêts d’Alan Turing sur la genèse des formes, la morphogenèse , sur laquelle il écrivit son dernier papier (.pdf).

Chaque image produite par l’interaction entre les gels a été mise en rapport avec certains vers du fameux poème de Milton, Le Paradis perdu. Cela suffit à montrer qu’il ne s’agit pas là de faire une « expérience scientifique » à proprement parler (bien que la morphogenèse et la création de structures complexes soient bien sûr un sujet hautement intéressant pour les scientifiques). Il ne s’agit pas vraiment de « design », puisque les structures obtenues n’ont aucune fonction utilitaire. Ce n’est pas non plus du « design-fiction » à proprement parler. Mais c’est un outil de réflexion culturelle sur la complexité et sur la manière dont celle-ci peut se manifester sous des formes « exotiques », sur des bases étrangères à notre expérience quotidienne.

Les jardins suspendus de Méduse, eux, nous rapprochent plus de l’exploration spatiale, puisqu’il s’agit d’un « jardin stratosphérique », constitué de deux étages, le supérieur comprenant des organismes vivants, des épiphytes, susceptibles de survivre dans les airs sans recours au sol. L’étage inférieur est composé de « futures formes de vie alternative » basées sur des structures chimiques qu’Armstrong nomme des « protocellules », dotées d’une espèce de « métabolisme artificiel ». Il s’agit de gouttes liquides capables de produire des précipités minéraux solides. Le Jardin a été « déposé » dans la stratosphère et les résultats nous invitent à la méditation sur les limites de nos créations artificielles. En effet, alors que les épiphytes de l’étage supérieur ont survécu à l’épreuve, les « protocellules » ont été presque complètement détruites.

Là encore, ce projet joue entre la fiction et la réalité. Le mot « méduse » renvoie à une nouvelle d’Arthur C. Clarke, où il imaginait des formes de vies aériennes se développant dans l’atmosphère jupitérienne.

Le rôle des protocellules

Concernant ces fameuses « protocellules », cheval de bataille des recherches de Rachel Armstrong : elle les utilisait déjà dans le projet Future Venice, dans lequel les protocellules pourraient secréter des minéraux formant une espèce de récif artificiel protégeant la cité des doges de l’effondrement ainsi que lors de sa participation au projet collectif Hylozoic Ground, mené par l’architecte Philip Beesley. Il me semble qu’Armstrong partage avec les tenants de la « vie artificielle » la volonté de faire naître l’émergence de la surprise, et non pas contrôler les productions du vivant à l’instar d’un ingénieur, comme le font les adeptes de la biologie synthétique. De fait, la différence entre elle et les chercheurs en vie artificielle est plutôt que ces derniers ont cherché à reproduire et comprendre ces interactions complexes « in silico », à l’aide de simulations informatiques – comme le programme NetLogo -, alors qu’elle étudie plutôt des systèmes dans « le monde réel », basés sur la chimie.

Une autre chose est intéressante dans le travail de Rachel Armstrong : elle tend plutôt à favoriser chez le vivant la notion de métabolisme, c’est-à-dire celle d’un organisme couplé à l’environnement et réagissant aux conditions fournies par ce dernier, s’adaptant éventuellement pour survivre. C’est une vision alternative à la conception du vivant comme système auto-reproducteur, et qui se base essentiellement sur la réplication de l’ADN. Cela nous ramène à un vieux débat sur les origines de la vie : qu’est ce qui est venu en premier, le génome ou la cellule qui le contient ? À un moment, pendant la guerre froide, cette controverse a d’ailleurs pris un tour politique, les Soviétiques favorisant la notion de métabolisme et les Occidentaux se tournant vers l’auto-réplication et la notion de code génétique. Mais la soumission de la science soviétique (et notamment de son chercheur le plus important, Alexandre Oparine) aux thèses pseudo-scientifiques d’un Lyssenko a bien sûr jeté le discrédit sur cette approche physico-chimique. Maintenant que cette période de l’histoire est terminée, force est de reconnaître que nous connaissons encore mal cet aspect du vivant, et que, même si on est en mesure de créer une nouvelle bactérie à l’aide d’un ADN synthétique, on ne sait toujours pas comment créer une cellule ! Les chercheurs en biologie de synthèse en sont toujours réduits à « emprunter » celle d’un organisme déjà existant.

L’oeuvre d’un collectif

On ne saurait terminer avec Star Ark sans mentionner les contributions de qualité écrites par d’autres auteurs. Car, rappelons-le, Rachel Armstrong n’a rédigé que la première partie du livre. Cela va des analyses bourrées d’équations de l’astrobiologiste Michael Mautner aux applications des études de genre au cinéma de science-fiction par Esther Armstrong (@armst_e), de l’université des Arts de Londres. Comme on pouvait s’y attendre, le transhumanisme est également présent dans l’ouvrage, car il est fort possible que nos descendants vivant dans l’espace doivent s’adapter à leur nouvel environnement et puissent être tentés de se modifier à cette fin. Le texte de Kevin Warwick est assez classique et se penche sur les « cyborgs dans l’espace ». Plus original, l’article de l’épistémologiste Steve Fuller, qui revient les fondements théologiques du transhumanisme le liant à des formes de pensée plus anciennes, comme le cosmisme russe, les thèses de Theilhard de Chardin ou le futurisme italien. Et ce ne sont que quelques contributions parmi d’autres.

En tout cas, c’est rare de lire un livre mêlant aussi intimement science, philosophie et arts pour donner une vision globale, non seulement de notre futur lointain, mais également de notre présent. La « pensée du ciel noir » a de beaux jours devant elle.

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