Gianna Greco & François R. Cambuzat « Putan Club, Ndox Électrique, Ifriqiyya Électrique et autres aventures »

Laurent Courau
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Se perdre, par-delà les frontières d’un monde dit civilisé, dans un nuage de bruit, de fureur et de sensualité. Depuis les immensités du désert du Taklamakan, aux frontières de la Chine, du Tadjikistan et du Pakistan, depuis les oasis de la région de Djérid, au sud-ouest de la Tunisie, jusqu’au cœur de l’Europe centrale et aux falaises de la presqu’île du Cap-Vert, sur la côte atlantique sénégalaise.

Gianna Greco et François R. Cambuzat tracent une route unique, à l’écart des grandes autoroutes de la culture, plus encore de l’industrie de la musique et du divertissement. Putan Club, Ndox Électrique, Ifriqiyya Électrique, autant de noms qui claquent telles des bannières rebelles ; symboles d’insoumission et de chaos sonique, face à des sociétés humaines perdues dans leur normativité délétère.

Où la saturation des guitares répond aux percussions et à la transe, pour des rituels de possession sans précédents. Un déchaînement d’énergie et de vibrations qui nous emporte vers d’autres mystères, au contact des esprits du chamanisme ouïgour, de la Banga saharienne et du n’döep lébou. Et invoquer les énergies premières, sinon primitives, au chevet de notre post-modernité malmenée.

L’Étrange Festival 2024 : Ndox Électrique apparaîtra pour la première fois sur scène à Paris, le mardi 10 septembre 2024, dans le cadre de la soirée L’Étrange Musique, lors du 30ème anniversaire de L’Étrange Festival.

Trasporti Marittimi

Portraits de Gianna Greco & François R. Cambuzat  © Carlo Mazotta, Sidi Neji, Ah!Photo & Marcus Hiersemann 

Pourriez-vous revenir sur l’origine du projet Ndox Électrique et votre rencontre initiale avec le n’döep, la transe thérapeutique du peuple lébou, concentré sur la côte atlantique du Sénégal ?

La Ndox Electrique est la quatrième réalisation de nos explorations autour de certains rituels thérapeutiques, et surtout du rôle social qu’ils possèdent. Tout est parti de Mongolie, il y a des années. Gianna et moi y étions en tournée, quand un ami du Kazakhstan intérieur (Chine) nous a parlé du chamanisme resté pur au Xinjiang, dû à sa répression par le gouvernement chinois. Totalement athées, de retour en Europe, nous nous sommes demandé comment d’autres arrivaient à éprouver ce que nous ressentions depuis l’adolescence sur scène : une élévation, alors souvent punk et ultra-violente. À cette époque, nous tournions beaucoup en Chine et lors d’une tournée suivante nous avons décidé de nous installer pendant quelques mois tout d’abord à Kashgar, pour comprendre mieux, étudier… et essayer en fait d’interpréter les rituels avec eux. Un premier film/carnet de route fut ainsi réalisé et notre intérêt décuplé.

Avant de partir au Sénégal, nous avons alors beaucoup demandé, cherché et lu pour ne pas y aller en touriste, et le livre d’Omar Ndoye, Le N’Döep : Transe thérapeutique chez les Lébous du Sénégal, nous a ouvert quelques portes. Il était apparemment quasiment impossible d’entrer dans la communauté lébou du n’doëp et aucun contact ne semblait possible avec eux. Les premiers mois là-bas ont été désespérants, tout nous était totalement fermé, nous voyagions beaucoup, demandions à tout le monde. Puis un jour un chauffeur de taxi nous a mis en contact avec « Pape Laye », maître-guérisseur n’döepkat et gardien du temple de Rufisque. Au téléphone il nous a raconté avoir rêvé que deux toubabs venaient lui rendre visite (bien sûr nous ne l’avons pas cru jusqu’à ce qu’il nous dise la date et l’heure exacte de notre arrivée au Sénégal) et nous a immédiatement invité à un rituel à Guéréo. Nous étions alors à Ndar, tout au nord à la frontière mauritanienne, à 300 kilomètres de l’endroit où nous avions été convoqués. Après cinq heures de route comme des fous pour y être à temps, nous avons rencontré là-bas tous les griots et les officiantes guérisseuses de la communauté n’döep de Guéréo, Mbour, Bargny et Rufisque. Toutes les personnes avec lesquelles nous avons commencé à travailler plus tard étaient déjà là.

Notre monde se meurt toujours plus de l’assèchement de nos rêves, au rythme exponentiel de la consommation de masse et de son hyper « connectivité ». Vous semblerait-il juste d’écrire que vos aventures musicales et nomades constituent autant d’explorations et de pérégrinations sur les dernières frontières culturelles, mentales et géographiques où se dissimulent encore les étincelles de magie qui manquent tant à nos sociétés mal développées ?

Se perdre : sûrement ce qu’il y a de mieux dans la vie. La plupart ne se perdront qu’au moment de mourir, et ils ne perdront pas grand-chose. Jeter sa télévision et lire énormément en étant hyper-sélectif car nous sommes tous bien évidemment étranglés/fourvoyés par un flux continu d’informations majoritairement frelatées, Chomsky le dénonçait dès les années 70. « Aventures musicales » : je dirais plutôt que c’est un choix d’intérêts, de curiosités, car la vie est extrêmement courte et notre liste d’envies est très longue. Nous sommes des privilégiés : depuis des années nous faisons ce que nous voulons, où nous voulons, quand nous voulons et avec qui nous voulons, sans pression, sans patron, flirtant le minimum avec l’industrie musicale et nos égos. Nous faisons presque tout (management, booking, communication) nous-mêmes. Sans disques ou presque et sans agences nous réalisons plus de 150 concerts chaque année, et dans des régions (comme l’Asie Centrale ou l’Afrique) le plus souvent désertées par l’industrie car d’intérêt économique quasi inexistant. Quant aux étincelles de magie, sans être chercheurs ou scientifiques, nous nous sommes vite rendu compte qu’elles n’existaient principalement que hors des normes vendues par le marché. Des endroits et des moments précieux, loin de tout et surtout de l’évènementiel.

Comment en êtes-vous venus à vous intéresser spécifiquement à l’« adorcisme », après le chamanisme ouïghour du désert du Taklamakan et bien d’autres expériences hors-limites ? Des pratiques d’invocation d’entités spirituelles que l’on retrouve au cœur de votre projet Ndox Électrique, mais également dans Ifriqiyya Electrique, voire – pour ce que j’en ai ressenti – jusque dans votre duo Putan Club. (sourire)


L’adorcisme nous est tombé dessus, en parfaits béotiens nous en ignorions le mot jusqu’à nos travaux avec la communauté de la Banga dans le Djérid tunisien (Ifriqiyya Electrique). Le mot serait presque synonyme de tristesse ou taedium vitae, de mal-être psychique, et il est ainsi formidable que le n’döep et les tradipraticiens soient désormais intégrés aux départements de psychologie/psychiatrie de Dakar. Tu te sens mal, triste et même malade, cela signifie donc qu’un esprit te possède (adorcisme : te possèdera toujours, sans exorcisme possible) et qu’il demande ton corps. La communauté est alors appelé à t’aider, les maîtresses guérisseuses, les musiciens, les assistants sont alors convoqués pour ton rituel. Et exactement comme après un pogo, mosh pit ou longue rave illégale où quelques barrières sociétales sont abattues, tu pourras finalement te sentir mieux (et supporter de nouveau ta vie d’esclave).
Enfin, il est normal et évident que cela apparaît dans le Putan Club – qui n’est pas vraiment un groupe, mais un banc d’essai, un espace où beaucoup de nos foudres se retrouvent.

Lors de ton intervention à la fin de votre concert du mois d’avril 2024 à l’université de Chicago à Paris, tu n’as pas manqué de souligner ton exécration de la musique enregistrée. Ce type de propos se faisant rare, aurais-tu la gentillesse de revenir sur cette distinction tranchée entre les musiques vivantes et enregistrées ?

Nous aimons composer, enregistrer, mixer, masteriser, mais le processus suivant de publication et de communication est extrêmement chronophage néanmoins obligatoire car nous sommes responsables envers les maisons de disques qui investissent -le plus souvent à perte- sur un rêve par passion. Il faut bien vendre ces disques qui servent désormais plus à la communication et donc au booking. La majorité des artistes s’en contrefoutent et misérablement publient le plus souvent pour satisfaire un égo ridicule. Nous préférons le côté éphémère de la musique, cette préciosité : tu viens à un concert, le vis, et après cela c’est terminé, et pour toujours. Je maudis l’inventeur de la reproduction mécanique de la musique qui nous a jeté dans un monde capitaliste où le duende est quasi inexistant, mais extrêmement formaté. Et c’est horrible et paradoxal : j’achète et j’écoute des disques. Nous avons commencé à publier des albums quand notre public nous sommait de pouvoir acheter ce qui nous avions gratuitement mis en ligne. Au début de simples cd masterisés avant chaque concert, en couvertures exécutées au timbre-patate. Trois graveurs furent ainsi détruits, nous avons alors décidé de donner le master au plus petit et intransigeant label que nous connaissions alors, la Toten Schwan. Nous en sommes à la quatrième réimpression et avons décidé que c’était absolument la dernière. La musique doit mourir et demain autrement renaître.

Plus haut, tu as utilisé l’expression « interpréter les rituels ». Et justement, peux-tu nous parler de la manière dont se déroulent et s’organisent vos collaborations avec les artistes chinois, tunisiens, kurdes ou sénégalais ? Nous éclairer sur ces échanges, sur votre manière de composer de partager et d’interpréter ces rituels ?

La plus grande difficulté est d’être accepté. Ils savent bien que le plus souvent leurs pratiques sont mal vues ou traitées avec une certaine condescendance de civilisés, si ne n’est de pique-nique ethnographique néo-colonialiste ou même raciste. Sacrifices, sang, sueur et transe sont à la mode et impressionnent les touristes, les communautés le savent et n’ont pas vraiment envie de s’exposer à l’ignorance. Tout d’abord, des années avant de voyager, nous lisons tout ce qui existe sur l’argument rêvé et si possible demandons informations et conseils à de véritables chercheurs. Cette ante-recherche va bien sûr nous donner un premier lexique pour être sur le terrain. La barrière de la langue est toujours désastreuse, les premiers moments sont ouverts par ma guitare flamenca, mon meilleur passeport. Petit à petit – et cela prend des semaines – nous sommes apprivoisés et ils comprennent notre projet : apprendre comment ils pratiquent puis si possible jouer avec eux. Nous filmons énormément (en smartphones : nous avions découvert au Xinjiang qu’ils devenaient acteurs devant toute caméra professionnelle) pour pouvoir se rappeler plus facilement ce que nous apprenons. Et field-recordings, bien sûr. En moyenne nous enregistrons et filmons entre 300 et 600 heures de matériaux. Sur les quelques moments musicaux enfin choisis arrive alors la partie la plus fastidieuse, le warping (point d’ancrage) extrême avec Ableton, pour essayer de comprendre comment la musique et ses structures sont organisées. Nous mettons plus d’un mois pour une seule heure de musique, sans jamais toucher aux tempi, ni aux tonalités. Cela permet de pouvoir faire communiquer le rituel avec l’ordinateur et cela nous plonge dans le cœur même des musiques. Quand cette partie est enfin terminée, nous pouvons alors prendre nos instruments et la règle qui fonctionne réellement est de ne plus penser à rien mais de se laisser instinctivement porter par ce que nous avons assimilé durant cette période d’observation microscopique. Un pré-mixage est ensuite effectué pour une écoute communautaire… et la réaction est toujours de stupéfaction, d’incrédulité. S’ils sont d’accord nous pouvons alors commencer à jouer avec eux. A ce point, notre recherche est terminée, nous avons appris presque rien, une pointe d’iceberg, mais nous avons franchi la porte. Tout ce qui suit – publication d’album, communication, tournées – n’arrive que s’ils le désirent – et nous renâclons toujours : outre que cela sera ultra chronophage, c’est surtout l’apprentissage de l’occident qui leur sera extrêmement cruel. Le mythe du blanc portefeuille-sur-pattes et de l’argent coulant à flots au septentrion est indémodable. Les deux seules fois où ces films (car ces recherches sont avant tout des films déposés gratuitement sur internet) sont devenus des groupes, l’humanité si ce n’est l’entente ont très vite disparues. Dès le commencement de cette partie « exposée », nous avertissons toujours que nous quitterons le groupe pour le leur laisser. Cela n’a encore jamais marché.

Je laisserai nos lecteurs découvrir la richesse de vos biographies sur vos différents sites. Néanmoins, j’aimerais en savoir plus sur ce qui a inspiré la radicalité et l’esprit de résistance que l’on retrouve dans Putan Club et dans tous vos projets ? Que cette inspiration provienne de vos vies et de vos expériences, de vos influences artistiques et intellectuelles ? Pour ce que j’ai pu en lire, ça aurait démarré tôt, dès l’adolescence.

Radicalité et résistance : c’est ce monde de merde, ultra-capitaliste, inique et injuste sous tous les continents, qui te l’impose. Oui : dès l’adolescence. Quant aux influences artistiques ou intellectuelles, il y en a désormais beaucoup, et plus qu’en musique, c’est en écriture que proviennent les fulgurations. Pasolini certainement, Peter Huchel et Odysséas Elýtis dernièrement.

Une radicalité que l’on retrouve jusque dans votre éthique de travail. Que vous détaillez dans le manifeste du Putan Club, avec un réveil dès 05:30 du matin pour jouer et composer jusqu’à midi, avant de vous occuper de vos tournées et de votre communication, sans pauses, ni vacances. Pouvez-vous revenir sur cet engagement ? Un aspect qui me semble essentiel, mais trop souvent ignoré, lorsque l’on traite du DIY, de l’indépendance et de l’auto-production. Des choix de vie qui requièrent de s’investir avec force et ténacité, contrairement aux idées reçues sur la « bohème » des artistes indépendants.

Partant du fait que la plus grande victoire pour un musicien n’est pas de jouer au Sziget ou d’enfin être reconnu (par qui ???), mais de pouvoir sans terreur payer chaque mois son loyer et ses factures, tout n’est alors qu’extrême organisation. En exemple, côté booking/concerts, nous avons vite compris qu’aucune agence artistique ne te fera vivre. Nous travaillons tout de même avec certaines agences, mais cela ressemble plus à du portage bureaucratique qui nous fait gagner du temps, car c’est surtout de cela que nous manquons. Nous ne venons pas de familles riches. L’indépendance de nos choix est donc sanguinaire. Et puis le voyage… il nous le fallait, le plus loin possible. Adolescent je ne pouvais écouter « Asie » de Ravel sans mourir d’envie pour la vallée de la Ferghana : j’ai mis 25 ans pour enfin jouer l’enfer à Konibodom.

Les musiciens : des gens le plus souvent détestables, présomptueux et arrogants. Nous avons décidé de ne plus jamais en emmener en vacances. Nous sommes des anarchistes : tous devons participer au travail, avec les mêmes efforts et résultats, être responsables des autres ainsi que de nos engagements. Il y a 15 ans notre ordinateur a ainsi remplacé batteurs, pianistes, trombonistes ou autres, c’est tout d’abord ainsi que nous sommes arrivés à la MAO (musique assistée par ordinateur).

Le duende est un terme qui revient souvent dans vos textes. Federico García Lorca nous en donne une longue et brillante explication dans le texte de sa conférence Jeu et théorie du duende, où il évoque à propos du chanteur de flamenco gitan Manuel Torre : « Des sons sombres, derrière lesquels, dans une tendre intimité, existent des volcans, des fourmis, des zéphyrs, et la vaste nuit pressant sa taille contre la Voie lactée. (…) Le duende… Où est le duende ? À travers l’arc vide, un vent de l’esprit entre, soufflant avec insistance au-dessus des têtes des morts, à la recherche de nouveaux paysages et d’accents inconnus : un vent avec l’odeur de la salive d’un enfant, de l’herbe écrasée et du voile de la méduse, annonçant le baptême infini des choses fraîchement créées. » J’aimerais beaucoup que vous nous éclairiez sur votre approche ou interprétation du duende, qui me semble en effet s’incarner à merveille dans votre musique et dans vos concerts ?

Jeu et théorie du duende, peut-être le seul écrit véritablement sur l’essence de la musique. Mon passage préféré : « Ici on n’a que faire de l’habileté, de la technique, de la maestria, ce qui nous importe c’est autre chose. Alors, la Niña de los Peines se leva comme une folle, brisée comme une pleureuse médiévale (…) puis s’étant rassise se remit à chanter, sans voix, sans souffle, sans modèles, la gorge embrasée, mais… avec duende. Elle était parvenue à tuer l’échafaudage de la chanson, pour laisser passer un duende furieux et dominateur, ami des vents chargés de sable, qui poussa le public à déchirer ses vêtements (…) la moelle des apparences, une musique pure à l’enveloppe si ténue qu’elle peut demeurer suspendue dans l’air. Elle dût se dépouiller (…) de ce qui assurait sa sécurité ; autrement dit elle dût chasser sa muse et s’exposer, fragilisée, afin que son duende se présente… »

Le duende. Plus qu’un esprit, une élévation pour laquelle nous pourrions et aimerions littéralement et véritablement mourir sur scène, plutôt que dans une piscine à Los Angeles. Pour Gianna et moi, tout le reste n’est que poudre aux yeux, fumées et/ou onanismes. Le duende : une aberration, une anormalité, un égarement pour ne pas mourir entertainer repus mais mécréant crucifié. Et heureux. Et fier.

À quel moment avez-vous décidé de descendre de scène avec le Putan Club pour jouer littéralement au milieu du public et déclencher ainsi des phénomènes de transe collective ? Pour vous avoir vu en concert, le dispositif apparaît d’une telle évidence que l’on se demande pourquoi il n’est pas pratiqué plus couramment.

Nous étions fatigués d’années sur le perchoir, de cette fausse sacralité entre artistes-public, de ce « respect » mutuel convenu. Mais je crois que nous avons commencé à vouloir impliquer et vivre ces instants de concert avec les gens après nos années Xinjiang en observance des rituels ouïghours. Et comme lors des bangas djéridiennes, des semah alévies ou des n’döeps sénégalais, les musiciens n’ont pas de scène, mais restent serrés contre tous. Pas de zone de confort non plus, et pour personne. Il devient difficile d’être indifférent, d’observer ou de faire semblant. Même si éphémère, cela devient alors une vraie communauté et cela a changé notre rapport avec ce moment précieux que peut être un « concert ». Se bousculer, s’embrasser, jeter sa langue dans une bouche pour plaquer un excité reluquant trop mâlement Gianna, sauter ensemble ou même ré-investir l’espace quand peu de participants. Nous ne sommes pas les premiers, loin de là. Notre différence est peut-être dans notre disposition : séparés, à l’opposé de l’espace ou de la salle, les gens entre nous, au milieu.

On l’aura compris, les chemins de traverse que vous avez choisi d’emprunter n’ont rien de simple et de confortable. Où trouvez-vous l’envie, la motivation et l’énergie de poursuivre sur cette voie, année après année, de remettre sans cesse votre métier à l’ouvrage, de repartir inlassablement sur les routes ? Alors que tant d’autres renoncent, abandonnent et se laissent engloutir dans leurs choix de vie, voire jusque dans leurs modes de pensée.

« Rien de simple et de confortable », mais nous sommes des gens heureux et la vie ainsi bâtie en parallèle de l’industrie nous sied et nous grée terriblement. La motivation est de rencontrer d’autres vies, d’autres idées de résistances, d’autres envies de d’insurrection, connaître d’autres villes, pays, fleuves et forêts. Musicalement de danser sur un 9/4 ou autre biscornu. Se perdre : sûrement ce qu’il y a de mieux dans la vie (bis). Une chose qui m’a sauvé en mon adolescence, cette décision de ne JAMAIS prendre un travail alimentaire pour payer ma passion. Il fallait en vivre. Ou souffrir de faim comme à Londres, puis New York à cause de ma jeune et faible mal-organisation.

Puisque nous venons d’évoquer votre rythme de travail et de tournée, il me semble intéressant d’évoquer le réseau de lieux parallèles que vous avez constitué dans toute l’Europe, en Asie, en Asie centrale et dans le monde entier ? L’une de vos spécialités étant de vous produire dans de grands festivals internationaux aux quatre coins de notre planète, mais encore plus dans des petites salles associatives ou des squats, au coeur de régions ignorées par la plupart des artistes et des tourneurs. Or, ces lieux souvent opérés par des anonymes passionnés, bénévoles ou peu payés, semblent plus que jamais indispensables à la survie d’une culture vivante, à l’instar du public que les fréquente.

Absolument, le réseau grass-root est horriblement difficile et ingrat, mais ce sont eux qui aident à survivre et surtout ce sont eux qui changent les mentalités. Gianna et moi avons chacun ouvert des lieux, des clubs, et l’incroyable est qu’une programmation différente, non-élitiste et antagoniste change la ville, la manière du vivre-ensemble des gens, donnent un point de rencontre et de résistance, rares sont les programmateurs de SMAC ou de (gros) festivals conscients de cela. Un public fidèle n’ira pas « voir » un groupe, mais suivra une tournure, une ouverture, un cap artistique qui devrait plus ressembler à une proposition de vie qu’à une pompe à bière, un jeu de lumière ou un billet d’entrée. J’ai énormément appris, quand jeune con j’ai découvert le rôle des centri sociali italiens communistes et anarchistes des années 1980. Les cachets étaient honnêtes et la militance forcenée. À dire que quelques « grands » festivals ont gardé cette mentalité. Les FMM Sines ou Amplifest portugais par exemple, mais loin de nous les supermarchés de la musique ou les encore plus exécrables showcases style MaMa, Babel Music XP ou ESNS (nous en faisons quand même quand réellement indispensables, hihihihi…). Le réseau indépendant n’est pas vraiment parallèle, car il est majoritaire, surtout hors de France. Quant au fait de le découvrir, rien de plus facile en tapant par exemple « venue / music / dushanbe » dans un navigateur. Il y a trois lieux à Douchanbé et aucun n’avait encore reçu de proposition venant d’Europe : nous y avons donc joué trois fois et y revenons régulièrement.

Le pessimisme est de saison. Les discours anxiogènes n’ont jamais autant fait vendre sur les réseaux sociaux. Désormais omniprésentes, la peur et la colère participent à maintenir sous une chape de plomb les populations, aussi malaisante pour ces dernières que confortable pour les pouvoirs en place. Au risque d’enfoncer une porte ouverte, les formes de transcendance que nous ne cessons d’évoquer et de convoquer depuis le début de cet entretien ne constituent-elles pas la meilleure réponse à ces dynamiques mortifères ? Une voie de résistance indéfinissable, impalpable, qui échappe par essence aux normes et au contrôle ?

Tu as bien sûr raison, je crois aussi que l’émotion, la transcendance, l’élévation, l’irrationnel et la folie feront toujours peur aux gouvernants politiques et financiers, mais la plupart de nous en ont oublié l’existence même, ou leurs significations. Je crois que c’est foutu, nos sociétés sont définitivement castrées jusqu’à l’os. Quoique… Devant l’impossibilité de nos fausses démocraties inefficaces à développer et faire évoluer nos sociétés, nous devrions élaborer un rituel convoquant les esprits (rappelles-toi : nous sommes athées) pour se débarrasser/tuer tous les politiciens, les capitalistes et leurs chiens de garde, ainsi que les ruineurs de vies et les faux-citoyens du monde entier. Tout a déjà été essayé : charte de respect des droits humains, droit de vote et démocratie fictive, pastichée, contrefaite et mensongère dirigée par les lobbies internationaux, mise en place par une politique asservie proposant ce choix répété entre la peste et le choléra, constatée la trahison de la gauche, subies les religions bornées, autoritaires et mortifères… Il reste encore de jeter un sort de malemort, en forme de lutte. Lancer les esprits et les démons contre les politiciens, les profiteurs et tous leurs corrompus : les faire crever. Lancer les furies & forces telluriques contre les faux-citoyens et les citoyens opportunistes égoïstes : les faire crever. Les arrêter. Tous. D’une manière ou d’une autre. Lancer le mal. Peut-être la dernière chose à faire – avant l’espérée révolution globale & mondiale.

Quel conseil donneriez-vous à la personne qui lit cet entretien et se sentirait étouffer dans sa vie quotidienne ?

Tuez-les tous. Et autres douceurs avec l’Ode maritime d’Álvaro de Campos sous le coude.

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