Général Michel Yakovleff « La France se prépare à une guerre en Europe »

Éric Ouzounian
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Le conflit entre la Russie et l’Ukraine dure depuis bientôt deux ans, il s’agit de la première guerre sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale. L’armée française s’entraîne depuis quelques années en prévision d’une guerre de haute intensité. Michel Yakovleff, ancien général de corps d’armée et ancien membre de l’état-major de l’OTAN, analyse la situation. 

Au début de l’année 2023, de nombreux soldats français et alliés ont pris part à un exercice militaire de grande ampleur. Plus de 20 000 d’entre eux, belges, américains, anglais et italiens y ont participé au mois de mars. L’enjeu principal était de simuler un conflit majeur . Il s’agit de l’entraînement le plus important depuis la fin de la Guerre Froide. Mis en place par le général Yves Métayer, de nombreuses manœuvres se sont déroulées de fin février à début mai.

Pendant un mois, les forces armées organisent un débarquement mobilisant une force aéronavale et terrestre. Au total, plus de 7000 militaires ont été mobilisés pour établir une tête de pont dans un pays fictif. L’objectif est de répondre à une déstabilisation orchestrée par des milices soutenues par cet État hostile nommé « Mercure ». Une vingtaine de bâtiments de surface ou de sous-marins ont été engagés, ainsi que deux porte-hélicoptères et le porte-avions Charles-de-Gaulle. 

En avril, une deuxième vague d’opérations est lancée. Le but est cette fois-ci de simuler une invasion conduite par « Mercure » que les forces françaises devaient repousser. En Champagne-Ardenne, plus de 12 000 soldats français ont été déployés sur un front de 200 kilomètres de profondeur et de 50 kilomètres de largeur. Tous les moyens de l’armée de terre, y compris de nouveaux véhicules blindés, ont été employés pour l’occasion.

L’armée française reste l’une des meilleures du monde. Elle détient quatre sous-marins nucléaires, lanceurs d’engin (SNLE), qui constituent la pointe de diamant de sa force de dissuasion. Ses forces spéciales sont très efficaces et aguerries. La France possède la plus forte armée de l’Union européenne ainsi que le quatrième plus grand arsenal atomique mondial, derrière la Russie et les États-Unis et la Chine. Par ailleurs, le budget militaire français s’élève à 56 milliards d’euros, sixième budget mondial en 2023. Les forces françaises sont extrêmement bien entraînées avec un équipement de pointe. S’attaquer à la France, membre de l’OTAN, aurait pour conséquence de s’attaquer à tous les pays de l’OTAN.

Malgré ses atouts, la France doit faire face à un problème de taille : l’incapacité à maintenir un effort sur le long terme. En cause notamment : des déficits dans les transports aériens de troupes et surtout un stock de munitions insuffisant. Si la République vient à faire face à un conflit majeur, elle ne disposera plus du stock suffisant d’armement au bout de deux mois. 

D’autres enjeux apparaissent ensuite. La nation a-t-elle conservé intactes ses capacités scientifiques, qui lui permettent de ne dépendre d’aucun autre État pour se défendre ? La société française est-elle en mesure de réagir avec cohésion à un conflit sur notre sol ? Le retard en matière de cyber-guerre a-t-il été comblé ? Le renseignement est-il toujours aussi efficace ? Et enfin, pour répondre à la question des effectifs, peut on revenir au service militaire obligatoire ?

Fiche Wikipedia du général Michel Yakovleff

Propos recueillis par Éric Ouzounian.
Images d’illustration © Mondocourau.com
Portrait du général Michel Yakovleff © SSgt Dan Bardsley

La nation française est-elle prête à faire face à un conflit de haute intensité ? 

À l’heure actuelle, l’armée française n’est pas prête. La base industrielle, qui devrait soutenir un effort massif, n’est pas morte, mais elle est dans un état de quasi-hibernation. Nous sommes en train de la réveiller, mais ça ne peut pas se faire immédiatement. Il est impossible de jeter des milliards d’euros dans une machine qui a perdu un certain nombre de compétences. 

Il y a aussi l’aspect psychologique. Est-ce que la société est prête ? À titre personnel, je crois fermement que la nouvelle génération est prête à défendre ses valeurs au prix du sang. 

Notre pays a férocement conservé une base industrielle et technologique de défense, malgré tout. Oui, il y a des carences, on le voit avec les munitions. Mais nous avons la meilleure base industrielle et technologique de défense (BITD) d’Europe. La France s’est battue pour ça. Quand on regarde du côté de nos voisins européens, on constate beaucoup de pertes en Italie et en Espagne.

La France est singulière en Europe pour sa capacité scientifique. Nous sommes le seul pays d’Europe capable de gérer des grands programmes scientifiques. Et en particulier le programme nucléaire. C’est le réseau scientifique et industriel le plus ambitieux d’Europe depuis 60 ans. Il n’y a pas que les missiles dans notre pays. Quand on fait un programme de chars, d’avions, de bateaux, les prix sont respectés, la qualité est au rendez-vous, contrairement à nos voisins anglo-saxons, allemands ou italiens. Notre armée est vraiment solide et aguerrie.

La France a-t-elle les moyens de se défendre elle-même ?

L’Assemblée nationale a voté le 7 juin 2023 une loi de programmation militaire. Dans les achats à faire, la contractualisation est en cours. À l’heure où nous parlons, la Direction Générale de l’Armement (DGA) est en train de finaliser les contrats avec les entreprises. Elles investiront quand elles auront les moyens de le faire. Une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas la BITD méritée réside dans le fait que les banques, les investisseurs, refusent d’investir dans la défense. Au titre de la responsabilité sociale des entreprises, c’est toxique. Aux États-Unis, c’est un acte de patriotisme d’investir dans la défense. Par exemple, à Tarbes, où l’on fabrique des obus, des métaux, il y a un gros problème budgétaire : l’entreprise productrice ne trouve pas de leviers financiers pour développer une usine.

Dispose-t-on suffisamment d’effectifs et de compétences ?

L’armée française bénéficie de la qualité, mais pas de la quantité. Jusqu’à présent, elle réussissait à recruter. C’est une très bonne école, elle forme très bien les soldats. Cela étant dit, cette année, il semblerait que l’on soit en dessous des objectifs de recrutement.

Il y a deux possibilités : soit on assiste à un trou d’air, et c’est temporaire, soit c’est une tendance qui s’installe dans le temps, ce qui serait inquiétant.

L’armée française recrute beaucoup de gens en situation d’échec scolaire. Mais, ils sont ensuite formés de manière satisfaisante à une grande variété de métiers manuels, dans le cadre de l’institution militaire. Pour la société, c’est évidemment très positif.

La société civile est-elle prête ?

Je me suis rendu compte, en observant ce qui se passait en Ukraine, que toute la communauté de défense civile fonctionnait très bien. Notre patrie à une structure étatique qui est plutôt compétente pour gérer les crises. Cela a été le cas avec les grands incendies. La France possède une densité de services d’urgence, SAMU, pompiers, supérieure aux autres pays européens. La sécurité civile et la protection civile constituent des structures efficaces.

Maintenant, nous ne sommes pas prêts à faire la guerre. Les Ukrainiens n’étaient pas prêts eux non plus en 2014 et ils se sont fait cueillir à froid en Crimée et au Donbass. Et puis, ils ont évolué. En France, on sait très bien faire les opérations extérieures. Il y a une résurgence d’une menace stratégique en Europe. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2008 de Sarkozy (livre chargé de définir une stratégie globale de défense et de sécurité pour la France de 2009 à 2020 – NDLR), n’était pas une idée stupide. Il a été publié le 17 juillet 2008, et le 15 août de la même année, la Russie attaquait la Géorgie. Il y a 15 ans, tous les signaux indiquaient que nous devions nous mettre sans tarder en ordre de bataille. Hélas, la France a aujourd’hui 14 ans de retard. 

Quels sont les équipements à renforcer en priorité au sein de l’armée française ?

En France, pendant les années de disette, la priorité a été aux grands programmes structurants, par exemple, les sous-marins, le porte-avions, le Rafale… Au détriment de ce que l’armée de Terre appelle les programmes de cohérence, qui sont bien plus petits, mais nécessaires à l’environnement des grands. Par exemple, pour la Marine, nous manquons de patrouilleurs, un de ces petits bateaux de souveraineté, parce que pour la marine la priorité est nucléaire. En opération, un pétrolier ravitailleur se vide tous les dix jours. La Marine nationale en dispose de trois. Un qui est plein et en route vers la mer, un qui est avec l’escadron et le dernier qui est vide autour du périmètre d’opérations. Le porte-avion est nucléaire, ce qui lui confère une autonomie quasi illimitée, mais les avions sur les navires ont besoin de kérosène. Si vous voulez que votre frégate puisse opérer, il faut un bâtiment logistique sur zone.

Où en est-on au sujet du cyber, du renseignement ?

La situation est satisfaisante. La France entretient un réseau, un système et une communauté de renseignement qui n’est pas comparable à celle des premières puissances que sont les États-Unis, la Chine et la Russie. Mais nous faisons tout de même partie du haut de gamme. Il y a bien sûr le débat récurrent à propos du renseignement électronique et du renseignement d’origine humaine, la « human intelligence ».

Les Américains disposent du renseignement électronique le plus abondant, ils ont cette obsession constante de vouloir tout savoir. En France, on en sait suffisamment et on n’a pas besoin de tout savoir. La plupart des grandes décisions historiques ont été prises avec peu d’informations, la qualité de la décision n’est pas liée systématiquement à la qualité des services secrets.

En matière de guerre électronique, nous étions en retard il y a huit ans. Mais un gros effort a été accompli. Un des problèmes de ce secteur est de recruter des gens qui vont rester. En France, nous n’avons pas cet écosystème industriel. Notre guerrier « cyber », dès qu’il est vraiment très compétent, part travailler dans une autre entreprise, la plupart du temps à l’étranger.

Le service militaire obligatoire est-il une option ?

Les effectifs diminuent, c’est un problème. Mais rendre à nouveau obligatoire la conscription pour les hommes, ça mobilise 400 000 personnes par an. Nous n’avons plus la capacité de les loger et de les nourrir. 

Lorsque j’ai effectué mon service militaire dans les années 1970, c’était encore une très bonne école. En 1995, quand le président Chirac a annoncé la fin de la construction, j’étais chef du Bureau des Opérations. Les soldats rentraient par contingents et assistaient à  des cours. C’était une formidable opportunité pour les jeunes de rencontrer des gens qu’ils n’auraient jamais croisés, un brassage exceptionnel de classes sociales qui forgeait l’idée de nation. Cette année de service préparait une génération à l’usage des armes.

Désormais, il y a moins de connaissances institutionnelles des armées et de la défense qu’à l’époque du service national. Si on voulait remettre en place le service national aujourd’hui, on serait obligé de le faire de manière très inégalitaire parce qu’on ne pourrait pas accueillir tout le monde et il faudrait en outre pouvoir intégrer des femmes. 

Pour conclure, l’enjeu de la défense nationale est de réparer et de consolider notre appareil industriel et de recruter de manière pérenne les personnels qui font actuellement défaut.

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