Avec des films tels que Squatterpunk (2007), Ultimo: Different Ways of Killing a National Hero (2008) ou Mondomanila (2011), Khavn de La Cruz s’est fait connaître en Occident comme la tête de file du cinéma numérique underground philippin.
Dans son manifeste Digital Degalogo, il écrivait ainsi en introduction : « La technologie nous a libérés. Le film numérique, avec ses qualités de mobilité, de flexibilité, d’intimité et d’accessibilité, est le médium idéal pour un pays du tiers-monde tel que les Philippines. Ironiquement, la révolution numérique a réduit l’importance de la technologie et réaffirmé la centralité du cinéaste, l’importance de la condition humaine par rapport à la malbouffe visuelle. La pellicule est morte. Veuillez ne pas envoyer de fleurs. »
Une déclaration doublée d’une invitation aux artistes à prendre les armes et à participer à cette nouvelle révolution digitale. « Votre caméra numérique ne fera pas instantanément de vous un Von Trier, un Figgis ou un Soderbergh . Votre approche du cinéma devra être celle d’un amateur : à moitié sérieux, ludique, léger, sans lourdeur ni bagage. Il n’y a pas d’erreurs. L’important est que vous appreniez. » Des préceptes que Khavn s’applique à lui-même, jusqu’à ce qu’on puisse dire qu’ils définissent son cinéma, si ce n’est sa personne.
Depuis 1994, Khavn aurait donc tourné plus de 100 courts-métrages (certains parlent de 150) et plus d’une trentaine de longs-métrages, tous signés « pas de Khavn ». Dans des genres qui varient du « splatterpunk » à l’animation en stop motion pour enfants, pouvant entremêler plans séquences filmés sans autorisation dans les bidonvilles de Manille, images d’archives des heures les plus noires du colonialisme et faux documentaire satirique. Khavn expérimente, il apprend. Il se plante, ou pas. Mais toujours, il recommence.
En 2021, il confiait au journaliste Aldous Santos « Faire des films me guérit, mais pas d’une manière spirituelle ou new age ; cela complète qui je suis. Cela donne un sens aux choses qui n’en ont pas, même si, au final, c’est toujours sans raison. Cela comble les vides avec des mots, des sons et des images. Cela me rend heureux – et pourquoi priver les autres de cette chance ? » Et en effet, pourquoi nous en priver ? Après le tonitruant Ruined Heart en 2015 et le troublant Alipato : the Very Brief Life of an Ember en 2016, Khavn est enfin de retour à L’Étrange Festival pour y présenter son nouveau film Makamisa : Phantasm of Revenge (2024).
Une hallucination syncrétique sur pellicule 35mm. Ou, comme le qualifie son réalisateur, un « faux film symboliste muet des années 1920 », dans lequel prêtres pervers, shamanes cannibales, zombies aswangs et dieux païens se pressent, prient, dansent, baisent et s’entretuent aux pieds de croix géantes sur lesquelles des animaux dépecés ont étés crucifiés.
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Makamisa: Phantasm of Revenge, le dernier film de Khavn de la Cruz, est présenté dans le cadre du trentième anniversaire de L’Étrange Festival, en lien avec l’exposition Mirabilia Creaturae. Séances, le lundi 09 septembre à 19:00 en présence du réalisateur, puis le vendredi 13 septembre à 14:00. Informations et billetterie sur le site officiel de L’Étrange Festival.
Vous êtes cinéaste, auteur publié, pianiste, compositeur, d’opéras rock et de bandes originales de films. Intronisé par les médias comme « tête de file du cinéma numérique underground philippin », vous adoptez désormais la pellicule 35 mm, en grattant et en colorisant chaque image à la main. Vous avez composé la bande originale de ce dernier film, seule « voix » de l’œuvre, en collaboration avec David Troop, dont le premier album est sorti sur le label Obscure de Brian Eno. Et pour couronner le tout, vous jouez dedans. Qu’est-ce qui vous pousse à vous réinventer constamment au travers de ces différents médias, genres et techniques ?
Ne pas changer, c’est mourir. Ne pas changer, c’est s’ennuyer. Ne pas changer, c’est mourir d’ennui. Mieux vaut essayer de nouvelles choses et échouer avec fracas que de se répéter, se répéter et se répéter comme une boucle de doom metal. La tâche de l’artiste est de se métamorphoser constamment jusqu’à ce qu’il ne se reconnaisse plus. Ainsi, il est libre.
Les différences entre les médias, les genres, les techniques ne sont qu’une illusion. Il s’agit toujours de la même bananacle (N.D.L.R : mot valise inventé par Khavn, contraction de banane et bernacle).
Le tiyanak (bébé démoniaque) qui est en chacun de nous devrait être plus fort que sept ogres.
José Rizal, l’auteur de Makamisa, livre que vous avez adapté dans ce film, était polymathe, comme vous. Mais vos points communs ne s’arrêtent pas là. Rizal a aussi vécu brièvement à Berlin, où il a écrit des poèmes encourageant l’indépendance des Philippines et cherché à unifier les valeurs de l’Est et de l’Ouest, un peu comme vous l’avez fait avec Makamisa : Phantasm of Revenge… Après avoir tant fait pour favoriser l’émergence d’une nouvelle scène artistique à Manille – notamment en fondant l’Oracafe, un bar où des artistes de tous bords pouvaient se rencontrer, et en écrivant l’ouvrage de référence sur le sujet Philippine No-Wave : This is Not a Film Movement en 2010, pourquoi êtes-vous venu en Europe ? Pour suivre les traces de Rizal ? Est-il plus facile de réfléchir à l’essence et au passé de son pays à distance ?
Je suis actuellement en Europe avec mon groupe familial free-jazz-punk pour une résidence de six mois dans le cadre du programme DAAD Berliner Künstler. Nous retournerons à Manille à la fin de l’année.
La facilité est relative. Tout se réfléchit, où que l’on soit, tant que les miroirs ne sont pas cassés. Le passé est plein de pus. Hardcore est le deuxième prénom de tous les Philippins. Béni soit le majeur coupé.
J’ai évoqué de Brian Eno, plus haut. Connaissez-vous son concept de « scenious » ? L’idée que si les grandes idées sont généralement formulées par des individus, elles sont toujours générées par des communautés toutes entières. Nous entendons toujours parler de « génies », ce qui revient à désigner certains personnages de notre histoire comme « les plus importants ». Pourtant, Rembrandt, Richard Wagner, Jean Cocteau, Kenneth Anger ou Jean-Michel Basquiat ont tous vécu et puisé dans une scène culturelle stimulante, plurielle et très active, dont ils n’étaient qu’un élément parmi d’autres. Pour Brian Eno, le génie réside donc dans ce qu’il appelle le « scenious », l’intelligence créative de la communauté. En vous lisant, j’ai eu l’impression que vous avez, ou du moins que vous aviez eu, une scène aussi vibrante et active à Manille. Pouvez-vous nous en dire plus sur le mouvement philippin No Wave et sur ses acteurs qui fréquentaient votre café ? Et nous dire vers quelle scène créative vous retournez en fin d’année ? Que se passe-t-il aux Philippines aujourd’hui ?
Je ne connaissais pas, mais j’aime la musique et le cerveau d’Eno. « Scenious », ça sonne très sérieux, ou comme les crimes de haine d’un Génie Genre Génial aka GGG Allin.
La No Wave philippine n’existe pas. C’est un fantasme/fantôme de mon manque d’imagination. Les choses réelles n’ont pas de nom. Mon bar Oracafe a existé de 1997 à 2000, trois années avec mille dieux. Tout le monde était de la fête, tous les soirs (365 x 3 = 1095 événements) : punks, poètes, poseurs, gauchos, tatas, potiches, camés, chattes. Cette scène est à la fois immortelle et mortelle, mais aussi amorale et vénielle. Il faut toujours regarder en arrière, comme Orphée et la femme de Lot, pour atteindre la destination du destin qui est l’espace cosmique.
Tout se passe aux Philippines. J’invite cordialement tous les Parisiens à s’installer à Mondomanilla pour treize mois et à manger des « pares » (tranches de bœuf orgasmiques et riz frit avec soupe gratuite n°5).
Votre site web – enfin, le « pas un site web » consacré à Khavn – s’ouvre sur une citation d’Olaf Mueller : « L’un des secrets les mieux gardés du cinéma numérique underground : un punk farceur et un prêtre rebelle subversif . » La première partie de la citation parle d’elle-même, reflétant votre approche guérilla de la réalisation de films en mode D.I.Y., un principe fondamental du punk. Vous vous êtes approprié une technologie pour créer vos œuvres, filmant dans des zones urbaines sans autorisation, en utilisant des acteurs non-professionnels et en gérant tous les aspects de la production avec un budget réduit, voire nul. Aujourd’hui, vous incarnez littéralement la deuxième partie de cette citation en jouant le prêtre espagnol dans Makamisa. Dans votre film, le poète triste et le révolutionnaire constituent les deux faces d’une même âme, ce qui fait écho au concept de « dualisme des âmes » dans les croyances animistes philippines. Diriez-vous que le punk et le prêtre représentent votre « kalag » et votre « ginhawa » ? Avez-vous dû vous aussi « tuer » l’un pour devenir l’autre, ou ont-ils trouvé unité et harmonie en vous ?
J’ai dû tuer beaucoup de moi pour jouer ce rôle, plus précisément sept cent quatre-vingt-dix-huit moi et demi. Le Grand Prêtre du punk est le plus difficile à assassiner.
Ginhawa est meilleur que le gin tonic.
Kalag est une amphétamine pour l’âme.
C’est grâce à la fausse promesse d’unité que les Marcos sont revenus au pouvoir.
Il n’y a jamais d’unité, juste une augmentation du prix du poisson.
Mon Dieu, laisse-moi pisser en paix. Amen.
Le personnage de Sisa Bracken, la folle, m’a littéralement captivée. Elle est souvent appelée « l’Américaine » dans les articles qui traitent de votre film. Il est possible que je trippe complètement – après tout, le film est un long délire syncrétique – mais il me semble avoir vu en elle quelque chose de très différent d’une simple folie.
À l’époque pré-coloniale, les chamanes étaient principalement des femmes (ou, plus rarement, des hommes féminisés), et lorsque les esprits les choisissaient , elles passaient par une période de « folie chamanique ». Leurs rites d’initiation pouvaient inclure l’immersion dans l’eau ou d’être enterrées vivantes – deux expériences que Sisa traverse dans le film. Par la suite, elle possède des pouvoirs magiques, communique avec les esprits de la forêt. Et puis, si j’avais encore des doutes, Cecilia Babaylan (« babaylan » étant le mot tagalog pour chamane) l’intronise en temps que… Bon, je ne vais pas tout spoiler. Les chamanes syncrétiques du mouvement Dios Dios, vers la fin de la colonisation espagnole, ont été parmi les premiers à résister et à lutter pour l’indépendance. En Occident, la liberté, la démocratie et la justice sont souvent représentées par de belles femmes.
Dites-moi, qui est donc cette Sisa Bracken ?
Je ne le ferai pas. Sisa Bracken – comme la plupart des personnages de Makamisa – est le mélange d’une personne réelle et d’un personnage de fiction. Sisa est le personnage le plus célèbre de Rizal. Elle apparaît déjà dans son premier roman, Noli Me Tangere, comme la femme qui devient folle après avoir perdu ses deux enfants. Josephine Bracken (1876-1902) était la compagne de Rizal.
Sisa Bracken possède des pouvoirs chamaniques préhispaniques qui lui permettent de sauver l’Europe 127 ans plus tard.
Sa contribution est clairement la bienvenue (sourire). Votre pays natal reste un mélange fascinant de christianisme et d’animisme, où les médiums, guérisseurs et sorciers font toujours partie du paysage, et où les croyances traditionnelles sont encore de mise. Compte tenu de votre admiration pour Alfred Jarry et de son symbolisme unique, que révèle Makamisa : Phantasm of Revenge sur les Philippines d’aujourd’hui ?
Les Philippines sont un livre ouvert de corruption et de péchés innombrables. Vous n’avez vraiment pas besoin d’un faux film symboliste muet des années 1920 pour le comprendre. La spiritualité non-chrétienne, c’est ça qui est marrant.
Ce dont les Philippines ont besoin maintenant, c’est que les policiers-mercenaires de la guerre contre la drogue de Duterte soient reprogrammés pour anéantir tous les oligarques sans scrupule.
Oui, nous avons tenté quelque chose de similaire durant la révolution française, ce qui s’est avéré un échec total à long terme. Durant la Terreur, nous avions aussi nos meurtres de masse. On ne prenait pas même la peine de glisser des pancartes autour du cou des condamnés – s’ils en avaient encore un. Au mieux, on exposait leurs têtes a à la foule, un peu comme le prêtre à la fin de Makamisa. Pourtant, malgré ce sombre « fantasme de vengeance », votre film se termine sur une note plutôt positive. C’est bien qu’il reste en vous encore un peu d’espoir, n’est-ce pas ?
L’espoir en anglais ou « Hope », est une marque de cigarette aux Philippines vers 1977. On peut donc en déduire que l’espoir cause le cancer — le cancer du poumon, pour être plus précis.
« Hope » est aussi le mot racine de la délicatesse philippino-chinoise : « hopia ». Un gâteau de lune fourré au porc et aux haricots, que les révolutionnaires tagalog ont obstinément utilisé comme arme pas si secrète contre les colonisateurs espagnols, américains puis japonais. Et inutile de dire qu’ils ont échoué, bien que le ventre plein.
Encore une fois, la positivité est toute relative. Vous saviez que « relative » veut dire « parent », en langue anglais ? La positivité est mon arrière-grand-oncle.