La mythanalyse étudie les mythes et les symboles, tels qu’ils se diffusent – encore et toujours – dans nos sociétés contemporaines. C’est ici ce que nous propose d’explorer Christian Gatard, auteur de Nos 20 prochaines années et de Mythologies du Futur, au travers d’une nouvelle série d’essais prospectifs publiée sous forme de feuilleton sur Mutation Magazine.
En quoi le futur devient-il un récit mythique, pseudo-prophétique et sans doute fabulatoire, puisque comme pour le chat de Schrödinger, on ne connaitra l’avenir que lorsqu’on ouvrira la boite ? Pour autant, Gatard refuse de se priver de ces exercices de pensée, tant le futur reste un spectacle ineffable. Voici le quatrième fragment de cette série : L’éternelle jeunesse du culte du Cargo entre attente messianique et fascination technologique.
Épisodes précécents :
01. « Débunker l’avenir : une archéologie du futur »
02. « Débunker l’avenir : du psychopompe au psychagogue »
03. « Débunker l’avenir : mise à feu de la cathédrale »
Illustrations © Mondocourau
L’éternelle jeunesse du culte du Cargo entre attente messianique et fascination technologique
Le retour du refoulé mythologique est à surveiller de près. Ça va aider à se souvenir de l’avenir. Debunker l’avenir c’est peut-être ça : penser à nouveaux frais les liaisons incestueuses entre présent, passé et futur.
Le culte du Cargo relève-t-il d’un archétype intemporel inscrit profondément dans la psyché humaine ? L’affaire relève aussi bien du phénomène religieux que du choc civilisationnel. Il a été réactualisé – pour ne pas dire remis au goût du jour – lors de rencontres spectaculaires et bouleversantes entre des populations océaniennes isolées et des militaires occidentaux durant la Seconde Guerre mondiale. Apparu dès le 19ème siècle avec la colonisation et ses missionnaires puis brutalement ressurgi au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le culte de Cargo révèle bien plus qu’un simple malentendu culturel ou historique. Face à l’arrivée brutale, quasi-miraculeuse, de matériel militaire tombé littéralement du ciel, les peuples mélanésiens et micronésiens ont mis en scène une véritable théurgie moderne, recréant avec ferveur et minutie des rituels qui promettaient la répétition du miracle.

Ces peuples, après avoir observé l’arrivée de soldats et de matériel (« cargo » en anglais) largués par avion sur leurs îles, ont développé des pratiques religieuses visant à reproduire ces événements perçus comme surnaturels. Rituels magiques et ferveurs religieuses s’emparèrent de la Mélanésie et de la Micronésie. Des prophètes et gurus auto proclamés, ayant constaté que les radio-opérateurs des troupes au sol obtenaient l’arrivée de navires ou le parachutage de vivres et de médicaments simplement en les demandant dans leur poste radio-émetteur, incitèrent leurs fidèles à fabriquer de fausses cabines d’opérateur-radio – avec des postes fictifs – dans lesquels ils demandèrent eux aussi – dans de faux micros – l’envoi de vivres, médicaments et autres équipements dont ils estimaient avoir besoin. Ils construisirent de fausses pistes d’atterrissage en attendant que des avions viennent y décharger leur cargaison. Ils imitaient les exercices militaires comme le lever du drapeau le prenant pour des rituels magiques. Et des avions en bois, en bambou, en feuilles de palmier ou de cocotier attendaient leur tour sur les pistes de décollage improvisées…
Ces croyances collectives s’accompagnaient parfois d’un abandon des pratiques de cueillette, de chasse et d’agriculture avec la conviction que les livraisons magiques se manifesteraient. L’ironie de l’histoire voulut que parfois, devant la famine annoncée, des administrateurs blancs (genre colonialistes au bon cœur) fassent livrer effectivement quelques sacs de provisions. Raisons d’y croire encore davantage. Pour autant les adeptes de ces cultes considéraient que l’inefficacité de leurs actions ne provenait pas de leur inadéquation avec la réalité, mais du fait qu’ils n’avaient pas su respecter l’ensemble des rites religieux indispensables à l’arrivée du cargo.
Au-delà de la dimension facile à caricaturer de situations parfois cocasses ces mouvements cargoïstes ne pointaient pas que le désir d’acquisition de biens matériels. L’incompréhension devant la radicalité d’un monde inconnu convoquait des ressources psychiques encore en jachère. Le contact de populations isolées avec des sociétés technologiquement avancées fut un choc considérable.
Les occidentaux étaient présents depuis longtemps dans ces territoires. Les pasteurs protestants avaient débarqué dès le milieu du 19ème bouleversant les références, les croyances et les imaginaires. L’éradication des croyances traditionnelles par les bons pères allait de pair avec la domination coloniale émergente. La structure hiérarchique autoritaire des colonisateurs se heurtait frontalement aux structures sociales fluides et décentralisées des insulaires.
Le mouvement cargoïste s’alimenta aux déceptions face aux promesses non-tenues des religions chrétiennes et aux frustrations des colonisés.
La figure de John Frum est centrale dans cette histoire, en particulier à Tanna (ex Nouvelles-Hébrides), dont on est pas sûr qu’il fut un messie local ou un militaire américain (John from America). En tout cas, il faisait passer le message : « Vous, chrétiens, avez attendu 2 000 ans que Jésus revienne sur terre, et vous n’avez pas perdu espoir. »
Cette attente du cargo était-elle si différente de l’attente du Messie dont la persistance symbolique dépasse l’explication causale ? Vous connaissez une époque qui n’ait pas donné droit d’asile aux pratiques magiques ?

Un air de déjà vu
Le lecteur avisé aura repéré que le culte du Cargo partage des similitudes avec des comportements observés en d’autres temps lors de contacts entre des cultures technologiquement inégales, ou face à des phénomènes incompréhensibles.
Le culte de l’empereur romain
Dans l’Antiquité romaine, le culte de l’empereur était un moyen d’intégrer les provinces conquises. Les populations locales, souvent impressionnées par la puissance et la richesse de Rome, attribuaient un caractère divin à l’empereur, espérant ainsi obtenir sa faveur et ses bienfaits. Les « barbares » devaient s’acculturer pour survivre… Cette allégeance relevait d’un pacte magique fondant une logique d’échange équilibré. Ce qui n’empêcha pas l’Empire Romain de s’effondrer…
La vénération des reliques saintes
Au Moyen Âge, la vénération des reliques saintes était une pratique courante en Europe. Les fidèles croyaient que ces objets, ayant appartenu à des saints ou à des figures bibliques, possédaient des pouvoirs miraculeux. Ils les vénéraient, espérant ainsi obtenir des guérisons, des protections ou d’autres faveurs divines. Pas sûr que ces convictions aient été totalement évacuées de nos jours…
Les mouvements millénaristes
Tout au long de l’histoire, de nombreux mouvements millénaristes ont émergé, annonçant l’arrivée d’un âge d’or et la fin des malheurs terrestres. L’attente d’un sauveur ou d’une intervention divine, qui apportera la prospérité et le bonheur, permet d’augmenter la résilience des foules sentimentales…
Une attente messianique et fétichisation des technologies
Premier quart finissant du 21ème siècle, les braises d’une même ferveur cargoïste essaiment sur la planète. Les mouvements technosolutionnistes attendent des innovations – intelligence artificielle, blockchain, transhumanisme – la capacité surnaturelle de résoudre tous les maux contemporains. La logique d’attente passive face à des promesses technologiques démesurées relève-t-elle d’une néo-magie qui tarde à dire son nom ? On hésite. On a en tête l’assertion d’Arthur C. Clarke : « Toute technologie suffisamment avancée ne se distingue pas de la magie. »
Performativité et rituels modernes
Les rituels symboliques imitaient les gestes des colonisateurs. Ce schéma performatif trouve un écho contemporain dans des pratiques managériales et les méthodologies standardisées comme le Team building ou le Design thinking, dans des nouveaux rituels comme les fresques du Climat, du Numérique, de la Diversité et dans les codes des startups, où les apparences et les gestes symboliques prennent parfois le pas sur une réelle compréhension systémique. La croyance dans la performativité des gestes, sans vision d’ensemble, domine. Cette ignorance nourrit-elle des attentes messianiques déconnectées de la réalité… même alternative? Les récits utopiques (smart cities, transhumanisme…) et les modèles économiques fondés sur une innovation perpétuelle peinent à répondre aux crises systémiques (climat, inégalités). Le retour des utopies et des attentes plus ou moins irréalistes s’incarnent aussi dans la nouvelle passion pour les quêtes du bonheur en séminaire d’une demi-heure en zoom (caricature certes un peu facile) ou la méditation de pleine conscience souvent débordée par d’opportunistes charlatans…Mais le propos n’est pas de dézinguer ces pratiques peut-être néo-magiques (peut-être pas, après tout). Ce qui intéresse ici c’est leur pérennité dans l’histoire moderne. Ne chipotons pas.
Une structure archétypale universelle ?
Pour Jung, le culte du Cargo est une réactivation de l’archétype du « père nourricier » ou de la divinité dispensatrice de biens. Cette structure mythique se manifeste aujourd’hui dans la dépendance aux institutions, aux technologies ou aux figures de sauveurs extérieurs. Elle interroge la capacité des sociétés à s’autonomiser et à dépasser une posture infantilisante.
David Graeber associe le culte du Cargo à une « bulle de promesses » autour de la technologie et de l’innovation, dénonçant la passivité face à des attentes démesurées et une dépendance aux structures bureaucratiques inefficaces. Sa métaphore pointe les illusions du capitalisme avancé et ses contradictions.
Arjun Appadurai, lui, avec son concept d’« économie de l’imaginaire » souligne le rôle des flux médiatiques et culturels dans la construction d’attentes inaccessibles, comparables aux cultes du Cargo. Ces récits globaux renforcent les inégalités et limitent les alternatives endogènes.

What’s next ?
Le culte du Cargo n’a pas épuisé sa capacité à éclairer la dynamique de l’espèce humaine.
Les géocroiseurs regorgent de métaux précieux et rares. Le platine, le palladium, l’osmium, l’iridium font rêver les nouveaux alchimistes de l’ère spatiale. La livraison magique d’une énergie infinie et gratuite est-elle à portée de main? Il faut dire que la planète terre ayant tout donné ou sans doute plus précisément ayant été exploitée jusqu’à l’os, l’humanité actuelle attend avec la même conviction que ses aïeux le salut du ciel.
L’eau et la régolithe lunaire , l’atmosphère martienne riche en dioxyde de carbone pourraient être utilisées pour produire de l’oxygène respirable ou des carburants comme le méthane. Là encore voilà des promesses qui n’engagent que ceux qui y croient mais le persiflage n’est plus de mise même pour l’auteur de ces lignes qui est plutôt un agnostique spatiale , voire cosmique. Autrement dit, s’il est passionné par le sujet il attend pour voir. Son ironie – si tant est qu’on puisse ici la percevoir – est ici un peu déplacée. Comparer l’exploration spatiale à l’écosystème technique et mental cargoïque est ambitieux voire téméraire. Mais John Frum n’a sans doute pas dit son dernier mot.
La bonne nouvelle, c’est qu’au bout du compte, cela ne fonctionne jamais exactement comme prévu. Mais à l’image du Laboureur et ses enfants de La Fontaine ou du vieil homme japonais Hanasaka Jiisan qui fait fleurir les arbres, le culte du cargo nous rappelle que la véritable richesse est dans le geste, dans l’espoir renouvelé, et dans la capacité humaine à imaginer sans fin le miracle suivant.