Thierry Ruby & Laurent Courau « Mirabilia Creaturae : objets d’art, de pop culture et de sorcellerie »

Ira Benfatto
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Une double interview de Thierry Ruby, créateur du Cabinet des curieux à Paris dans le 9ème arrondissement, et de Laurent Courau, fondateur de La Spirale.org et de Mutation Magazine, autour de l’exposition Mirabilia Creaturae. Un cabinet de curiosités éphémère où seront présentées 30 créatures extraordinaires à l’occasion du 30ème anniversaire de L’Étrange Festival.

Depuis une authentique poupée d’envoûtement, confisquée en 1909 à un détenu par le directeur de la prison Saint-Paul à Lyon, jusqu’aux yōkai des traditions japonaises, de dessins originaux pour les séries d’animation La Blue Girl et Vampire Hunter aux fumetti italiens du dessinateur Giovanni Romanini, d’enluminures sri-lankaises du saint bouddhiste Phra Malai aux sirènes, aux faunes et aux satyres des mythologies occidentales, de l’actuel culte de la mort latino-américain jusqu’aux aliens et aux vampires de la pop culture contemporaine.

Exposition du 06 au 15 septembre 2024
Vernissage, le vendredi 06 septembre, à partir de 18:00

Le Cabinet des Curieux, 12 passage Verdeau 75009 Paris

Métro Grands Boulevards ou Richelieu-Drouot (Lignes 8 et 9)

Illustration de couverture © Nathalie Shau
Autres images tirées de « Curiosa », un portrait de Thierry Ruby réalisé par Laurent Courau © Zadig Productions

L’exposition Mirabilia Creaturae présente de nombreux objets, tous liés aux monstres, à la non-humanité et à l’occulte. D’où vous vient cet intérêt particulier pour les créatures étranges et le merveilleux, soit ce qui s’éloigne du cours ordinaire des choses ; ce qui nous apparaît miraculeux, surnaturel ?

Thierry Ruby : Cette attirance pour l’étrange, le merveilleux, remonte à mon adolescence. C’est le mélange d’un goût prononcé pour la littérature et le cinéma fantastiques : Edgar Poe, Mary Shelley, Richard Matheson, Lovecraft, Alien et autres créatures modernes. Puis d’une passion pour les grimoires : par exemple, il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de présenter un exemplaire du Malleus Maleficarum, un manuel du 15ème siècle destiné à chasser et condamner les sorcières. Enfin, c’est une curiosité pour les cultures anciennes et leurs artefacts : masques, statuettes funéraires, fétiches… Le résultat est une quête de beauté, au travers d’objets étranges, bizarres, décalés, voire inquiétants.

Laurent Courau : Mon goût pour le merveilleux tient pour beaucoup aux années que j’ai passé, enfant, dans des pays où plusieurs niveaux de réalités se chevauchent encore : le Maroc, la Libye, l’Inde, voire le fin-fond des Cévennes ou de la Catalogne. L’occasion de vivre des nuits de transe collective, femmes, enfants et vieillards compris, dans des villages en plein désert, de me perdre à la lueur des flambeaux dans l’immensité des temples hindous du Tamil Nadu. Ou encore d’éprouver des frousses terribles en traversant certains lieux perdus des Causses, des Pyrénées ou du Gard.

De ces expériences, j’ai conservé une inépuisable fascination et un profond respect pour les objets rituels, les icônes et les croyances les plus bizarres. Werner Heisenberg, physicien allemand et l’un des fondateurs de la mécanique quantique, ne disait-il pas que « non seulement l’univers est plus étrange que nous ne le pensons, mais aussi plus étrange que nous ne sommes capables de le penser » ?

Ce n’est pas la première fois que le Cabinet des curieux propose une exposition dans le cadre de L’Étrange Festival. Comment ont démarré ces collaborations, quelque part inhabituelles, entre un festival de cinéma et un cabinet d’antiquités et de curiosités ?

Thierry Ruby : Avec un ami artiste, Stéphane Roy, nous avions vu le parallèle entre les bizarreries exposées à la galerie et les étranges pépites proposée par le festival. Lors de notre première rencontre avec les organisateurs, il s’avéra qu’ils connaissaient mon cabinet de curiosités. Ainsi la première exposition fut dédiée au collectif marseillais d’artistes déjantés du Dernier Cri, qui investirent la galerie de leurs créations débridées.

Pouvez-vous nous donner un avant-goût des œuvres et des objets que l’on pourra découvrir dans le cadre de l’exposition Mirabilia Creaturae ?

Thierry Ruby : Vous serez reçu par un yurei (fantôme japonais animé par l’esprit de vengeance), vous vous trouverez face à la Santa Muerte, la mort triomphante mexicaine. Vous croiserez des faunes, des sirènes, un rare « tiki pop » (adaptation fantasmée de divinité océanienne), des morts vivants, des vampires, des hippogriffes, une poupée vaudou ou encore des masques chamaniques mexicains.

Et enfin d’inédites figurines, les sofubis. Ce sont des créatures colorées, outrancières et graphiques, réalisées artisanalement par de jeunes artistes japonais fans de pop culture.

Laurent Courau : Prenez tout de même garde aux vibrations de la véritable poupée d’envoûtement confisquée à un détenu par le directeur de la prison Saint-Paul à Lyon, au tout début du 20ème siècle. Le fait qu’elle ait par la suite appartenu à un membre du collège de pataphysique ne devrait en rien vous rassurer.

À votre place, je me méfierais également de ces statuettes de la Santa Muerte, arrivées en ligne directe de la fameuse « maison de la Sainte-Mort » de Veracruz, au Mexique, sinon de certaines succubes et créatures vampiriques aussi délicieuses que violemment érotiques. Mais il y aura aussi une sirène cubaine et cannibale, des objets de sorcellerie boliviens, des dessins originaux de la pop culture des années 1970 et 1980. Un véritable bestiaire fantastique !

Les cabinet de curiosités ont d’une certaine manière préfiguré les musées. Pour vous, quelle est la place d’un cabinet de curiosités, aujourd’hui au 21ème siècle ?

Thierry Ruby : Ils étaient des accumulation hétéroclites et raisonnées, teintées de magie et merveilleux. Ils fonctionnaient comme des refuges mélancoliques, loin des tourments du monde. Actuellement, tout est accessible à tout moment, le meilleur et le pire, dans une avalanche ininterrompue d’informations, d’images à l’envie, à l’outrance. Les cabinet de curiosités me semblent être de parfait moyens de prendre ses distances avec cet océan quotidien de données. Le collectionneur peut s’y recentrer, sur lui même, ses objets, son goût esthétique, sa curiosité.

Laurent Courau : Notre époque pèche volontiers par excès de normalisation, au travers d’une volonté quasi dictatoriale d’organiser nos réalités individuelles selon les tristes préceptes d’une base de données informatique. Où chaque chose doit occuper la place qui lui est assignée, affublée de la bonne étiquette. Où rien ne doit dépasser au risque de déranger le statu quo, jusque dans les dites « alternatives ».

Les cabinets de curiosités participent ainsi d’un nécessaire rééquilibrage vers la poésie du hors-normes et de l’incontrôlable, de l’incompréhensible et du merveilleux, vers ce qu’il reste difficile de « nommer » et de « quantifier ». Le fameux « indicible », cher à Lovecraft.

Et par extension, comment analysez-vous l’intérêt renouvelé du public et des collectionneurs pour ces œuvres, pour ces objets mystérieux, parfois anciens, souvent inquiétants ?

Thierry Ruby : Le 20ème siècle a vu la résurgence des cabinets de curiosité par le biais des surréalistes, lesquels étaient passionnés d’objets bizarres. Au 21ème siècle, c’est le flot d’images dont je parlais a l’instant qui a le mérite de montrer mille et une facettes des créations humaines, passées et présentes. L’accès aux visuels de ces œuvres génère des envies de collection, me semble-t-il.

Laurent Courau : Depuis ses origines, notre espèce s’invente et se réinvente au travers des histoires qu’elle se raconte. Ces objets mystérieux, parfois anciens, souvent inquiétants, nous font rêver, nous transportent vers d’autres possibles. Ils ouvrent des portes et déclenchent nos imaginaires. L’intérêt renouvelé du public et des collectionneurs pour les cabinets de curiosités, les arts premiers et les antiquités, mais aussi pour l’art brut et l’art singulier, me semble ainsi constituer une réponse, pour ne pas dire une contre-attaque, à l’industrialisation généralisée et à la dématérialisation, à marche forcée, de nos modes de vie.

Ce qui nous renvoie à l’absolue nécessité de « réenchanter le monde ». Face à l’omnipotent despotisme du numéraire et à l’absurde absolutisme de ses bilans comptables, notre post-modernité se doit d’invoquer le merveilleux et ses créatures. Et je ne doute pas que ces dimensions parallèles nous aient entendus, s’apprêtant à déferler au grand jour, avec des lieux tels que le Cabinet des curieux et des évènements tels que L’Étrange Festival comme avant-postes. Chassez l’irrationnel, il reviendra au galop ! (sourire)

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